A l’éblouissant Be with me, qui révélait Eric Khoo, faisait suite un My magic d’un abord plus ingrat, un peu rugueux, mais finalement à peine moins réussi que son prédécesseur, avec ses ficelles ouvertement mélodramatiques produisant un résultat hybride des plus saisissants. Par contraste, ce troisième long-métrage apparaît à l’évidence plus standard. A en croire les premiers échos, l’affaire semblait pliée, tout indiquant une adaptation animée proprette de l’œuvre du célèbre bédéiste. A l’arrivée pourtant, ce jugement apparaît très injuste. Tatsumi est un film « classique », c’est certain, mais qui, outre le mérite pas du tout négligeable de nous introduire dans un univers artistique passionnant (celui du Japon de l’après-guerre), révèle des talents d’adaptateur, de styliste et de conteur assez admirables.

Ce n’est peut-être un service à lui rendre, à ce titre, que de louer l’humilité de la démarche de Khoo, capable de s’effacer jusqu’à un certain point pour se mettre au service d’un autre. Ce serait courir le risque de passer à côté d’un travail de transposition d’autant plus talentueux qu’il demeure invisible. Travail de contraction, d’abord, qui n’est pas sans rappeler celui, admirable, effectué par Marjane Satrapi pour son Persepolis : ne conserver qu’une ou deux histoires de L’Enfer, par exemple (ce sommet de la BD néoréaliste), va bien au-delà d’un simple découpage. C’est une véritable recréation, qui gagne en fluidité et en rythme ce qu’elle risque de perdre en densité humaine. A l’accumulation parfois redondante des malheurs se substitue ainsi une logique du choc (presque trop), un jeu sur les contrastes et les enchaînements particulièrement brillant. Travail sur la forme courte aussi (qui était aussi l’une des raisons d’aimer, ces derniers temps, le merveilleux Oki’s movie) : Tatsumi et Khoo manifestent notamment un sens de la chute cruelle, parfois du twist, qui n’est pas loin de les placer parmi les grands stylistes de la nouvelle (Maupassant, Cortazar, Carver…).

On est surtout frappé, dans chacune des cinq histoires (interrompues par des bribes d’autobiographie du dessinateur), par le contraste entre le caractère très soigné, très maitrisé du graphisme et la dureté parfois extrême des récits. Le premier, qui prend place à Hiroshima immédiatement après l’explosion, réinvente même une sorte d’expressionisme de terreur qu’on n’avait pas vu porté à ce degré depuis un moment. Celui d’un employé dans l’angoisse de la retraite ne met que quelques minutes à nous faire passer d’une mélancolie à la Ozu au désespoir le plus complet. Le seul qui paraisse d’abord effectuer la trajectoire inverse (un dessinateur pour enfants à bout de souffle retrouve un peu de plaisir et d’inspiration en s’essayant à la BD érotique) s’achève, lui aussi, sur une note d’angoisse assez pitoyable (il se voit traiter de pervers en dessinant sur le mur des toilettes, tandis qu’une femme appelle la police). Il est évidemment permis de trouver cette noirceur un brin systématique, et l’on aurait sans doute préféré qu’au moins un ou deux des récits conserve une légère ambivalence au lieu de foncer ainsi tête baissée dans le tragique. Mais au moins, ce pessimisme n’apparait ni malhonnête (Tatsumi en exprime lui-même parfaitement les tenants à l’extrême fin, dévoilant sa haine du Japon des années 70, de cette période de croissance dont lui-même et son entourage se voyaient alors exclus), ni ostentatoire : on soupçonnerait même le cinéaste de chercher à brouiller les pistes, en intercalant par endroits des scènes champêtres faussement apaisées, bercées par une voix off semi candide. C’est en tout cas très maitrisé et très impressionnant.