Etrangeté des quadrupèdes, âmes broutantes fondues dans les prairies du Montana : non, Sweetgrass n’est pas la variante américaine du Quattro volte, cette rêverie calabraise habitée par des chevreaux très velus. Tout commence pourtant dans la même veine contemplative, et on croit un moment être tombé dans un docu expérimental sur l’élevage des moutons, pesant quoique hypnotique (dans les premières minutes, un bovidé adresse au spectateur un regard transperçant, de quoi se sentir subitement tout nu). Mais assez vite, le film s’écarte à la fois de l’essai plastique et de la simple chronique agricole. A mesure qu’il louvoie entre temps morts et actions concrètes (la tonte des bêtes sur fond de AC/DC, la rude éclosion de la vie lors de la mise bas des brebis), la question du point de vue apparaît problématique. S’agit-il de s’immerger dans le quotidien paysan, de maintenir au contraire une position extérieure, ou bien, pourquoi pas, d’embrasser la condition d’un mouton ? Un peu de tout ça : la perception adoptée dans Sweetgrass est celle d’une force omnisciente et volatile, tantôt lovée au cœur du troupeau, tantôt perchée à l’arrière d’un tracteur, esquissant un travelling étourdissant à travers les prés.

Comme ils n’imposent pas d’énonciation particulière, pas plus qu’ils ne cherchent à fourguer quelque esthétisme radical, les premiers tableaux parviennent à envoûter par la seule force de la composition des plans et de l’errance des brebis. Puis, d’un film muet sur les bêtes, Sweetgrass évolue vers une fable sur les hommes. Lorsque commence la transhumance, véritable voyage initiatique qui fait le coeur de l’action, le film revêt les attachants oripeaux du western. Non seulement l’imagerie est là (cowboys burinés roupillant contre un arbre, le stetson rabattu sur le visage), mais la préoccupation originelle du genre aussi : le combat des petites communautés avec l’espace, la maîtrise du territoire hostile, la nature qui forge les valeurs et les tempéraments. Pour ce qui est des combats, les fermiers se livrent à un vrai bras-de-fer avec la montagne, grande et belle chose devenue peu à peu une véritable saloperie. Le bétail se disperse, les chiens manquent, les journées s’alourdissent d’un vague désespoir lu furtivement dans les yeux des hommes. Ceux-ci se lancent littéralement dans une joute verbale avec la nature, insultent les animaux et la météo, hurlent à la face des monts à gravir. Puis plantent la tante et se taisent, avant que tout recommence.

C’est là que le film veut en venir : à l’état des lieux d’un Ouest traditionnel, encore arpenté par des cowboys pur jus, mais peut-être sur le déclin (un carton précise que cette transhumance est la dernière, la méthode ayant disparu depuis l’année de tournage, 2003). Le périple est en fait un poème crépusculaire, racontant un déplacement spatial mais surtout temporel. Le doyen de la famille d’éleveurs, patriarche à la peau dure et peckinpahien, atteste l’existence de cette Amérique façonnée par ses propres nécessités en termes d’occupation du sol. Un épilogue formidable témoigne de cette condition en voie d’extinction : on y voit le vétéran dans son pick-up, clope au bec, les yeux rivés sur la route qui le ramène au bercail, une fois le job accompli. Quand son cadet l’interroge sur ses projets, sa réponse est simple : « ne pas y penser. J’ai quelques chèvres à tondre le 1er octobre ». Tout est dit : avec lui et une poignée de moutons en fin de vie, c’est l’Ouest tout entier qui prend sa retraite.