Aussi discret que le « héros » de son dernier film sorti en 1996, Jacques Audiard semblait cultiver une lenteur dans la mise en oeuvre de ses projets qui pouvait passer pour une certaine difficulté à rebondir après un gros succès critique et public. C’est avec l’aide du romancier et scénariste Tonino Benacquista que l’auteur de Regarde les hommes tomber a mis sur pied son troisième long métrage, film hybride, qui commence comme une chronique sociale, se suit comme un polar et s’achève en romance.

Carla (Emmanuelle Devos) est secrétaire à la Sedim, une entreprise immobilière. Débordée, gênée dans son travail par un problème auditif qui l’oblige à porter une prothèse, elle doit en plus supporter l’indifférence et les vexations quotidiennes d’une équipe en majorité masculine. Sa faculté à lire sur les lèvres lui permet, entres autres, de goûter les vulgaires apartés de ses collègues à propos de son physique ingrat. Pour se faire aider, elle embauche un stagiaire, Paul, un délinquant fraîchement débarqué de Fleury-Mérogis, mis à l’épreuve par son contrôleur judiciaire. Carla, seule dans la vie, se met en devoir d’aider Paul, même s’il est loin de convenir au poste qui lui est confié. Mais peu à peu, ils vont entrevoir de nouvelles « collaborations » et se rendre indispensables l’un à l’autre.

Jacques Audiard a su filmer une rencontre, celle d’un loubard indécis et d’une femme seule et brimée, mais aussi celle de deux univers aux connotations très différentes. Tandis que la description du métier de Carla et de son cortège d’humiliations relève de l’observation sociale, sans misérabilisme mais avec le souci de montrer une réalité moyenne (l’assistante de base dans une PME ordinaire) peu reluisante, l’irruption de Paul, autre type de « cas social », ouvre une brèche, permet le passage d’un film à l’autre dans un esprit de parfaite continuité. Le plus beau renversement de Sur mes lèvres réside dans la manière dont Paul, venu de l’extérieur et que Carla cherche à intégrer dans un monde dont elle-même se sent exclue, va l’entraîner dans le crime, mais aussi dégager pour elle de nouveaux horizons et lui donner les moyens d’une revanche. Retombé malgré lui dans le système de la pègre (aux mains d’un inquiétant patron de boîte joué par Olivier Gourmet, impressionnant), Paul, cette fois, n’est plus seul. Le pouvoir de Carla, qui ne faisait que lui révéler l’hypocrisie de ses collègues, devient une arme redoutable, la promesse d’une liberté nouvelle et meilleure.

Tous ces beaux paradoxes fournissent la matière d’un récit intense et puissant, guidé par le même désir de transgression que ses personnages. On regrette certains choix, comme une mise en scène un peu assujettie aux mouvements des acteurs, et qui souvent pêche par approximation. Audiard n’a pas su se débarrasser de certains tics auteuristes, en particulier cet entêtement à vouloir glisser des à-côtés narratifs, parfois de véritables cheveux sur la soupe comme cette histoire de contrôleur judiciaire meurtrier, une coquetterie de débutant qui laisse perplexe. Pourtant, transcendé par la présence d’Emanuelle Devos qui s’avère être une actrice de premier ordre, Sur mes lèvres est un film vibrant, habité, et dont l’énergie fragile engendre à coup sûr l’émotion.