Comme Haewon à qui était dédié le précédent film d’Hong Sang-soo, Sunhi est une petite étudiante désoeuvrée avec un sac à dos. Comme Haewon, elle rencontre au hasard des rues des hommes qui la convoitent : un ex petit ami, un prof de cinéma, un ancien camarade de classe. Comme Haewon, Sunhi veut faire du cinéma et compte partir étudier aux Etats-Unis. On aimerait pouvoir remonter à l’origine de ce motif et demander à Hong Sang-soo, cinéaste foncièrement empirique, si ces derniers films comme tout son cinéma ne font pas que délirer une poignée de scènes qu’il aurait lui-même vécues. On aimerait qu’il nous parle de la petite étudiante qui lui a brisé le cœur et inspiré ses derniers films. Les films de Hong SangSoo confirmeraient qu’ils sont à sa vie ce que le rêve est à la réalité  : une machine qui délire, remâche et essore la vie, un petit théâtre où se rejoueraient à l’infini une poignée de scènes matricielles.

Il n’y a qu’avec une matière familière qu’on puisse forger un rêve vraiment étrange – procéder en somme à une sublimation, autant au sens de la psychanalyse que de la science physique. La scène intime des films de Hong Sang-soo semble le rapprocher toujours plus de Garrel, dont La jalousie, récemment, nous inspirait déjà ce parallèle : voilà deux monomaniaques, deux fabricants de séries B sentimentales qui, dans leurs meilleurs moments, atteignent à la légèreté vaporeuse du rêve. Et des films à la fois oniriques et économes, rugueux et évanescents, adeptes d’une géographie très restreinte qui est le territoire minimal du cœur et des sentiments : trottoirs, cafés, restaurants, chambres à coucher – il y a des bancs et des parcs dans Sunhi comme dans La jalousie. Et tous deux ne sont pas par hasard des cinéastes du plan-séquence, qui est le plan privilégié pour capter le rêve. Chez l’un comme chez l’autre, le plan-séquence n’est pas tant là pour donner le sentiment du temps qui s’écoule, que pour le suspendre, le rendre fixe et léger comme un nuage.

Les films de jeunes filles sont souvent des films sur des chagrins, des films faussement pétillants et vraiment désespérés : Sunhi est, lui aussi, à la fois malicieux et dépressif. Si des rencontres se font, si des liens se tissent, on sent néanmoins que tout pousse sur une rupture de départ, et que Hong Sang-soo présuppose à chaque plan cette déchirure entre les hommes et les jeunes filles – c’est l’idée très belle qu’elles sont vouées à voyager en Amérique, qu’elles sont toujours sur le départ, qu’elles abandonnent les hommes.

Tout dans Sunhi obéit à un principe de circulation qui ne prendrait jamais : l’écoulement du temps finit par le suspendre, la profusion des paroles fait signe vers un vide. Il faut se pencher sur le titre original, « Notre Sunhi » : ce petit adjectif possessif, bienveillant et chaleureux, qui enveloppe Sunhi, a tout d’ironique, puisque le film en est précisément le portrait impossible. « Notre Sunhi », c’est ce que chacun veut bien voir d’elle, ce que chacun emporte de Sunhi avec lui. Cela passe évidemment toujours par une boursouflure du commentaire  : d’une lettre de recommandation écrite par son professeur aux conversations tentant de percer son mystère, tout le monde a son mot à dire sur elle. On l’étreint par le langage, par frustration de ne pouvoir l’approcher autrement, mais cette parole renferme un vide, vise un corps absent. Plus on tente de l’étreindre, plus il signale son absence. Il est rare, chez Hong Sang-soo, que l’on arrive à saisir quoi que ce soit par la parole, qui est condamnée à la répétition parce qu’elle est amnésique, parce qu’on ne fait que répéter les mots d’un autre ou ceux de la veille. Hong Sang-soo le dit joliment dans la très brève note d’intention du dossier de presse : le film lui aurait été inspiré par une scène où un collègue professeur donnait à un élève des conseils que Hong SangSoo lui-même lui avait donnés, comme si « ces pseudo conseils étaient des produits manufacturés ».

On avait déjà croisé cette idée dans plusieurs de ses films. La parole y est comme une mauvaise direction indiquée à un touriste : elle ne prête à aucune conséquence, puisqu’on ne reverra jamais l’interlocuteur, puisque nous sommes toujours de passage pour les autres, donc sans obligation envers eux. Dans le dernier plan de Sunhi, les trois héros laissés penauds, tout abrutis par l’absence de Sunhi, continuent pourtant d’énumérer paternellement ses qualités en tournant autour d’un temple infranchissable qui semble la symboliser. L’un d’eux s’exclame lucidement : « les gens font ce qu’ils veulent et on ne peut rien y faire ». Par la parole, les héros de Hong Sang-soo pensent souvent qu’ils peuvent être et avoir ce qu’ils veulent, mais le réel se charge toujours de déboulonner leur version de l’histoire.