Deux choses étonnent devant Sully : d’abord, de voir que le film ne dure qu’une heure trente six, une brièveté du geste à laquelle ne nous a pas habitués Eastwood. D’autre part (et c’est peut-être lié) de voir Tom Hanks, le bon gros Hanks, rejoindre les rangs de ces héros eastwoodiens travaillés par une noirceur et une ambiguité qui lui sont a priori étrangères.

L’histoire de Sully est celle (bien réelle, comme l’était déjà celle de Chris Kyle dans American Sniper), de Chesley “Sully” Sullenberger, pilote de ligne dont l’avion, un jour de janvier 2009, entre en collision avec des oiseaux qui mettent hors d’usage les deux réacteurs. Fort de son expérience et d’un sang froid presque inhumain, il réalise, avec l’aide de son copilote (l’excellent Aaron Eckhart) un amerrisage sur le fleuve Hudson et sauve miraculeusement tous les passagers.

Mais un tel miracle ne va pas sans son lot de procédures judiciaires et d’interrogatoires de la part des compagnies d’assurance. Car on soupçonne Sully d’avoir pris inutilement des risques en se posant sur (et pas « dans », comme il aime à corriger) l’Hudson alors qu’il aurait pu atterrir sur une des pistes alentours. Et ce qui est très beau, c’est que ce miracle soit finalement envisagé et filmé comme s’il s’agissait d’une catastrophe : qu’il ait survécu, cela n’empêche pas Sully d’angoisser, d’imaginer son avion se crashant entre les tours new-yorkaises, de faire des cauchemars et d’être traité par les compagnies d’assurance comme un criminel en puissance tandis que les média en ont déjà fait un héros. Alors Sully patiente en attendant que le verdict tombe : a-t-il été un héros ou a-t-il eu beaucoup de chance ?

Mais c’est une autre question qui travaille Sully, une question éminemment hanksienne, celle qui déjà hantait l’acteur chez Spielberg, ce même Hanks qui, ignorant la télévision qui louait son héroïsme, rentrait s’écrouler sur le lit conjugal dans le Pont des espions. Car ce n’est pas le statut de héros qui l’intéresse, mais une question beaucoup plus simple, à l’image de la modestie du film : a-t-il bien fait son boulot ? La modestie de l’acteur Hanks est tout entière résumée dans cette question, cette définition minimale de l’héroïsme : avoir fait le boulot. Et le miracle de n’être finalement rien d’autre que cela, un pilote qui, à quelques imprévus près, a fait son travail. C’est cette scène très belle où Sully scrute l’habitacle avec insistance, attendant qu’un dernier passager en détresse apparaisse, mais rien n’arrive : tout le monde a été évacué.

C’est quelque part ce dernier passager fantôme qui hante le bon Sully, qui hante un homme qui oublie de se réchauffer pour demander le nombre exact de passagers repéchés. Un homme dont l’héroïsme est sondé par les compagnies d’assurance à la recherche d’une faille, d’une bavure, qui elle aussi, n’arrive jamais. Hanks se laisse scruter par Eastwood, se laisse contaminer par un réalisateur désireux d’en faire un personnage eastwoodien : ambigu, angoissé, révélant, sous la volonté sans faille, des zones d’ombres non élucidées.

Et peut-être que tout le film ne raconte finalement que cela : une sorte de lutte souterraine entre le Hanks movie et le cinéma d’Eastwood : Hanks peut-il être eastwoodien ? Eastwood peut-il être hanksien ? Hanks tranquillise Eastwood, lui offre la place de faire un film doux et dépassionné. Eastwood, quant à lui, sonde le petit employé du cinéma américain, plonge dans les profondeurs d’un homme qui a toujours voulu rester simple et qui a l’habitude d’examiner plutôt que d’être examiné (Attrape moi si tu peux). C’est cette lutte, très belle, entre ombre et lumière, entre Eastwood et Hanks, qui constitue peut-être le cœur du film.

Et évidemment, puisqu’on est chez Eastwood, la réponse à la question « qu’est-ce qu’un héros ? » entraîne avec elle une image idéalisée du collectif, ce plan magnifique où les passagers frigorifiés s’entassent sur les ailes de l’avion. Lorsqu’on loue finalement son héroïsme de quasi-surhomme, il n’y avait que Hanks pour refuser cet éloge et vanter le travail de tous les secouristes et le courage des passagers. C’est là que Hanks se fait positivement eastwoodien, dans sa volonté de mettre son héroïsme en partage, de s’effacer pour faire apparaître la communauté : « the best of New-York came together. It took 24 minutes. » nous dit le carton final.

Sully serait donc le parfait antidote à American Sniper. L’efficacité du gentleman Hanks panse, le temps d’une belle histoire, les plaies d’une histoire américaine qu’Eastwood passe son temps à ressasser sous la forme d’un cauchemar. Dans American Sniper, l’obsession d’un héros finissait par se retourner contre son pays : il chassait le mal, mais celui-ci revenait finalement frapper à sa porte. Quelque part, Sully n’en finit pas de s’inquiéter d’être si peu un film eastwoodien, concentré sur un héros au travail tellement impeccable que toute tentative de lui trouver des défauts, des failles, finit par s’incliner. Si le film travaille l’imaginaire du 11 septembre c’est qu’il raconte une stupeur collective liée à un événement impossible; non pas une catastrophe, mais un miracle.

Et aux images de la cérémonie funéraire du soldat Chris Kyle répond le générique de Sully montrant le pilote bien vivant, entouré des passagers bien vivants eux aussi, à qui il affirme qu’ils sont tous liés pour l’éternité par cet accident. C’est une petite vidéo très émouvante, car on voit la part de consolation qu’elle contient pour le cinéma d’Eastwood : une utopie collective qui étire le bref temps du miracle pour l’habiter éternellement.