Qui est l’auteur de Steve Jobs ? Écrit par Aaron Sorkin et abandonné en cours de route par Fincher au profit de Danny Boyle, le film reste maladroitement « fincherien » – si tant est qu’un pareil adjectif, convoqué à peu près à chaque fois qu’Hollywood met les mains dans le cambouis générationnel, ait encore un sens. La dramaturgie de Sorkin taille dans le vif, le montage se règle sur la circulation véloce des informations, une époque entière se comprime sous le crâne d’un Prométhée mégalo : le projet se rêve très fort en appendice de Social Network. Difficile toutefois pour Boyle de parvenir à ses fins, puisque trois films s’entredévorent ici qui finissent par donner à Steve Jobs une monstruosité de cerbère – pas tout à fait inintéressante au demeurant.

À l’origine, il y a bien sûr la vision de Sorkin (qui adapte la biographie de Jobs signée Walter Isaacson), inscrite dans la lignée de ses précédents scripts. C’est l’histoire, une fois de plus, d’un  sociopathe décidé à prendre sa revanche sur autrui par les chiffres. Si l’on se souvient sans doute mieux du Zucky de Jesse Eisenberg que de Billy Beane, le Stratège campé par Brad Pitt, les ambitions de ces deux-là étaient identiques : renverser une idée traditionnelle de la win en Amérique. Le fondateur de Facebook était inapte à l’amitié et à la drague, il réinventa les deux grâce aux puissances du numérique ; le manager des Oakland Athletics était sur la paille, il mena son équipe vers la victoire par la magie des statistiques. On sait combien la trajectoire de Jobs décrit, elle aussi, une revanche sur l’industrie classique, que ce dernier a doublée en imposant le fameux principe de « système fermé » qui devait lui permettre de quadriller l’Occident tout entier.

À ce troisième revenge movie matheux se greffe donc une mécanique vaguement « fincherienne », consistant à se servir de l’esprit du démiurge Jobs comme d’un moule où viendrait se couler la mise en scène. Mais, sans le patronage de Fincher himself, le moule reste à l’état d’ébauche grossière : l’existence du tempétueux patron s’enferme elle-même dans un système clos, circuit terne fait de coursives, d’officines et de coulisses arpentées par des maîtres du monde qui s’aboient les uns sur les autres. Les enjeux (personnels, professionnels, existentiels) s’entrelacent dans l’urgence, juste avant l’entrée en scène. Idée séduisante au plan scénographique, mais qui se décline en pure perte – chaque échange tumultueux ressassant le catalogue de paradoxes généralement de mise dans les biopics : le génie pousse sur un compost d’afflictions en tous genres, le désir créateur s’oppose au déni de paternité, etc.

Reste donc un troisième film, celui que Boyle exporte de son propre univers en guise de valeur ajoutée. Ce film-là est à la fois ingrat et intriguant : c’est une sorte de théâtre vitaminé et monté sur des tréteaux anthracites, voyant les corps bouillir comme dans un huis clos curieusement étalé sur vingt ans. Une sorte de compromis impur entre la pente théâtreuse de Boyle et la bougeotte impressionniste de Trainspotting, indiquant que l’Anglais tente de s’ajuster vaille que vaille à cette vision d’un monde glacé qu’affectionne l’axe Fincher/Sorkin. Comme si l’histoire des formes rejoignait celle des antihéros sorkiniens : à l’image des anciens nababs forcés de revoir leur stratégie pour survivre à la nouvelle donne imposée par les hommes-cerveaux de Washington ou de la Silicon Valley, Boyle se voit contraint d’émuler une esthétique qui n’est pas la sienne, mais qui reste la plus opérante pour croquer l’époque. La frénésie de la jeunesse nineties, dont il n’était jamais vraiment revenu, n’a plus guère de sens à l’heure où la vitesse a été repensée par les princes nerds, et traduite au cinéma par Sorkin. Sa manière de se hasarder dans le royaume d’Asperger amène donc une hybridité brouillonne mais presque justifiée par son sujet. Dommage que sa boussole reste celle du biopic by the book, à mi-chemin entre hagiographie et démonologie, et qui ne tient que très partiellement la vieille promesse du « think different« .

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