On se souvenait de James B. Harris comme du vieux complice de Kubrick, auteur par ailleurs de polars aussi beaux qu’inclassables (Fast Walking et Cop, notamment). En découvrant Some Call it Loving (aka Sleeping Beauty), présenté à la Quinzaine cannoise de 1973 puis tombé dans l’oubli, ces repères s’évanouissent. Dès son prologue, le film plonge dans une réalité lointaine, parfaitement étrangère au cinéma de Kubrick et au film noir. Ce n’est même pas tout à fait un film des années soixante-dix : sa lumière, ses couleurs  évoquent une contrée vaporeuse, une Europe ou une Amérique intemporelles et déracinées.

Pendant un temps, cette étrange tonalité donne l’impression d’assister à une parodie de plusieurs influences mal digérées (surtout l’exposition, sorte de fusion hérétique d’Antonioni et d’un soap américain). Mais ces instants sont grossiers comme peut l’être un rêve : Harris adopte d’emblée la langue de l’onirisme, déroulant une intrigue qui tient elle-même du fantastique.  Robert Troy (Zalman King), riche playboy lunaire, achète à un forain son étrange numéro – une jeune femme endormie depuis des années, qu’aucun prince ne parvient à réveiller. Quand celle-ci revient à elle au sein du harem de Troy (grand manoir baroque et insituable), s’amorce un conte licencieux qui verra l’aristocrate et sa protégée défricher à deux une nouvelle vie moins orgiaque, hédoniste mais fragile, suspendue dans les limbes.  Davantage qu’à un rêve éveillé, le film finit alors par ressembler à un fantasme organisé avec soin : celui que se tissent les amants de jour en jour, non sans risquer de basculer, à tout instant, de l’idylle à la noirceur la plus crue.

James B. Harris laisse ici s’installer une obsession pour le fantasme qui soudera ses films suivants.  Il s’agit ici d’un idéal amoureux, candide et chevaleresque, que son héros cherche vaille que vaille à ajuster au réel. Car en s’attaquant au mythe de la belle endormie, le film revient évidemment à sa dimension profondément masculine (désir morbide pour un beau corps inanimé, obsession pour le salut et la protection d’une femme secrète). Voyant en la dormeuse un appel vers une sorte de pureté romantique, ainsi qu’une chance de rédemption après la débauche, Troy s’ adonne à un drôle d’amour courtois, pas moins fantaisiste que ses rites érotiques en forme de happenings douteux. Comme le personnage d’un conte, la jeune fille se plie à sa lubie, poupée céleste et docile. Leur relation a tout de l’utilisation perverse : Troy se purge hypocritement en offrant à une femme la romance quasi chaste à laquelle, selon lui, elle aspire. Jusqu’à ce que la mécanique finisse par s’enrayer.

Mais la beauté du film tient justement à ce que Harris ne surplombe jamais ces rêveries porno-chic, prenant au sérieux l’affliction et la quête romantique de Troy. C’est qu’il semble partager les mêmes fantasmes, le même idéal, et veille à ne jamais rompre les fils qui unissent ses personnages à cette existence langoureuse – au risque de donner lui-même dans une forme de machisme, digne d’un petit garçon perdu dans les arcanes du désir féminin : la belle restera chevillée au statut de créature à la fois salvatrice et dangereuse. Par sa mise en scène elle-même transportée, hypnotique, Harris entretient et attise le fantasme. Et quand Troy doit revenir à la réalité, c’est toujours à l’intérieur d’un songe débridé. De cette proximité de l’auteur avec les désirs de ses antihéros, aussi naïfs ou scabreux soient-ils, peut découler un certain égarement. C’est précisément la marque du cinéma de James B. Harris, aussi puissant que flou, mental mais jamais théorique. On se félicite non seulement de le redécouvrir aujourd’hui, mais aussi de recevoir la nouvelle fraichement tombée du téléscripteur : à 84 ans, le co-fondateur de la Harris-Kubrick Pictures prépare l’adaptation d’Alex de Pierre Lemaître. On pressent volontiers un nouveau récit de mâle torturé, attiré plus que tout par les demoiselles en détresse.