Impossible d’appréhender l’entité Solange sans passer par une brève ontologie de ce boboïsme au carré qui est le nerf de son oeuvre sur le web, puis en librairie, et donc, aujourd’hui, enfin, l’attente était intenable, dans une poignée de salles de cinéma. On le croyait remisé au placard des fanions sociologiques depuis l’avénement du hipster, mais non: le bobo a le cuir épais. L’alliance infernale Gerwig-Baumbach le célèbre dans Mistress America (fini Brooklyn : sauvée des jeans fatigués de Frances Ha, Gerwig est devenue décoratrice d’intérieur sur Times Square), tandis que les blêmes « dramédies » post-Woody Allen (de Girls à Masters of None) en font autant à la télé. La technique de survie du bobo 2016 ? Se draper dans une auto-dérision de façade qui l’autorise à mener double-jeu. Le boboïsme devient le sujet du bobo quand celui-ci s’improvise artiste, brocardant sa propre condition, condamnant son inanité, mais pour mieux s’abreuver à l’auge de son narcissisme. Couvert par l’alibi autoparodique, le bobo au carré peut donc continuer de disserter sur sa non-vie en toute tranquilité.

En inventant Solange sur YouTube, Ina Mihalache se drapait donc dans le manteau plus tout jeune du boboïsme à la française avec une forme d’ironie vaporeuse, troquant son accent montréalais (elle n’a émigré à Paris qu’à 19 ans) contre la diction d’une poupée godardienne raccommodée à la colle forte. Mais Solange te parle lorgne d’abord sur les oeuvres de Sophie Calle voire de Chantal Akerman, se posant moins en héritière (encore heureux) qu’en épigone cocasse, usant d’un comique vaseux censé excuser les emprunts à ses prestigieux modèles. Le travail sur l’intime n’est chez elle qu’un prétexte à filer une sorte d’autoportrait composé d’influences mal digérées, aboutissant à quelque chose comme la fusion monstrueuse de Pierrick Sorin et du personnage seventies d’Anna Karina (« j’sais pas quoi fâââaiiiire »).

Solange et les vivants est l’aboutissement logique de cette « démarche », comme on dit aux Beaux-Arts : Solange nous parle toujours (d’elle, de ses malaises vagaux, de sa cage d’escalier « qui sent les lardons ») sous couvert d’une réflexion sur « la solitude 2.0 ».  Le film se trouve effectivement un sujet dans l’exploration d’un rapport malade, ou impossible, entre soi et le monde – l’héroïne est agoraphobe, au point qu’elle a peur d’un livreur qui lui parle dans l’interphone. Moyen pour Solange/Ina de continuer à se filmer rasant le parquet, confite dans une étrange fascination pour elle-même, tout en ayant l’air de raconter quelque chose sur l’inadaptation ou sur le manque de substance du monde extérieur.

Après avoir martelé ce divorce entre soi et les autres (Solange prend sur elle et se fait belle pour sortir, mais s’évanouit une fois dans la rue), une autre scène trahit le malaise sourd qu’Ina Mihalache semble éprouver face au narcissisme de Solange qui est aussi, peut-être, le sien : alitée, celle-ci tente de s’intéresser à l’actualité en demandant à une amie de lui faire le lecture des journaux. Commence alors une petite revue de presse en chambre, où Mihalache démontre que les événements extérieurs à son quotidien se résument à des titres tristement abstraits, assortis de noms de villes moyen-orientales. Scène doublement hypocrite, consistant à s’excuser de ne pas s’intéresser au monde extérieur en expliquant que, de toute façon, il est inaccessible, verrouillé ou déformé par la titraille platounette du Figaro ou de 20 Minutes.

Mis à part une embardée vers le Québec (drôle de scène mentale où Solange imagine ses parents en train de s’inquiéter pour elle, esquissant alors un geste de mise en scène à peu près inspiré), le reste du film s’affaire de même à la justification de son étalage égocentrique. Le récit aboutira à cette lumineuse révélation : la phobie de Solange est la clé de son génie créatif. Qui l’eut cru ? Lancé à pleine vitesse sur la voie de la mise en abîme, Solange et les vivants montre l’héroïne créant sa chaîne YouTube pour aller enfin à la rencontre du monde. Le film mue alors en prequel de Solange par elle-même, une sorte de Solange : Origins trop content d’avoir trouvé son histoire in extremis. Et sa petite leçon de vie, tant qu’à faire : aussi marginal soit-on, un semblable nous attend toujours par-delà nos écrans anthracites. Pardon, mais on avait un peu vu venir le dénouement : à l’heure où l’auto-dérision est devenue l’ultime coquetterie du bobo, on ne doutait pas que Solange finirait par se faire quelques amis.

11 COMMENTAIRES

  1. Je n’ai pas tout compris. Au delà des tirades faciles et des jugements bien sentis, vous avez vous-même fait quelque chose de créatif monsieur le travailleur indépendant du secteur presse écrite? Bon, on se disait bien aussi…

  2. Omg ! Ça c’est une vanne ! Comment va t’il faire pour se remettre de ça ? Pauvre Yal Sadat, toute son existence soudain remise en question…

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