Drôle d’année à Chro : on fait la moue devant le dernier Cronenberg, et on finit par trouver réussi le dernier Assayas. Le rapprochement n’est pas fortuit : un même motif traverse Maps to the stars et Sils Maria, celui d’un star-system qui mue et se rajeunit au grand désarroi d’une actrice vieillissante. Chez Cronenberg, Havannah Segrand (Julianne Moore) rêve de reprendre au cinéma le rôle joué par sa mère dans les années 60. Chez Assayas, Maria Anders (Juliette Binoche) a connu le succès à 18 ans dans Maloja Snake, pièce dans laquelle elle incarnait Sigrid, jeune ambitieuse menant au suicide Héléna, une femme plus âgée et à la vie plus rangée. Vingt-ans plus tard un grand metteur en scène lui propose de jouer cette fois-ci le rôle d’Helena, tandis que le rôle de Sigrid sera confié à une jeune starlette, Jo-Ann Ellis (Chloé Grace Moretz), dont la vie s’étale dans tous les tabloïds.

Deux films d’actrices qui, conformément à la tradition du genre, ne peuvent être que des films sur le double, des films de fantômes. Afin de répéter son texte, Maria Anders s’isole avec son assistante (Kristen Stewart, parfaite) à Sils Maria, dans la grande maison de son mentor (et auteur de la pièce) qui vient de mourir. Dans sa retraite, Maria semble d’autant plus seule, d’autant moins star, que personne hormis son assistante n’est là pour lui renvoyer son image de grande actrice. Sans maquillage, vêtue sobrement, localisée sur un territoire, elle n’a plus rien de la star qui, par définition voit son image se démultiplier à l’infini. A ce sujet, il faut repenser au dernier plan d’All About Eve, de Mankiewicz, où une jeune groupie avide de succès voyait son reflet se démultiplier dans un miroir à deux battants : avec ce plan kaléidoscopique, tout était dit du désir de célébrité, décrit comme une envie de se multiplier sans limites jusqu’à devenir une rumeur (un « gossip ») impossible à contenir – s’écoulant en somme comme le serpent de Maloja.

Assayas s’y prend particulièrement bien pour rendre l’obsession d’Anders pour la partenaire teenager qu’elle s’apprête à rencontrer : plus Anders s’ancre à Sils Maria, plus elle rapetisse littéralement, plus Jo-Ann Ellis se propage. Assayas sature alors son film de “nouvelles technologies” (Ipad, Iphone, Google, Youtube, Skype, blockbuster en 3D), sans tomber dans le piège du portrait pléonastique de l’époque – ce piège dans lequel Sofia Coppola entre autre, sautait à pieds joints avec The Bling Ring. Il y a de quoi s’étonner qu’Assayas sache contourner ce piège-là, lui qui nous a habitué à un cinéma à la fois vieillot et obsédé par la jeunesse. Sa réussite tient à deux choses. D’une part, à ce que l’utilisation de ces écrans résume simplement la part d’obsession voyeuriste, proche de la hantise, qu’entretient Anders pour la jeune starlette Jo-Ann Ellis. Allongée sur son lit, elle consulte compulsivement toutes les vidéos Youtube de la starlette, fait défiler ses milliers de photos sur Google image, enfonce son regard dans un visage qui est toujours au bord de l’abstraction pixelisée.

Les scènes sont posées là, furtivement, sans démonstration, et l’usage qu’en fait Binoche coïncide avec celui qu’en fait Assayas : c’est un usage familier, où ne se joue aucun commentaire creux sur la modernité parce que l’écran d’ordinateur n’y est rien d’autre qu’un instrument romanesque. La surface brillante des écrans Apple, celle, immaculée, d’une page Google, deviennent les réceptacles adéquats pour servir et amplifier l’obsession d’Anders. Plus la propagation enfle, plus Maria Anders est réduite à elle-même, clouée au sol, réduite aux limites de sa peau vieillissante, littéralement sans aura.

Le film doit aussi beaucoup à la mise en scène d’Assayas, classique et minérale, calée sur la sérénité des montagnes suisses et la retraite pastorale d’Anders – l’utilisation systématique du fondu-enchaîné fait dissoudre les plans comme des blocs de neige, permettant à Assayas une rapidité et une efficacité narrative qu’on ne lui connaissait pas. La sérénité se révèle particulièrement propice à recueillir le récit d’un effondrement, exactement comme All About Eve filmait la hantise dans une forme close, d’un classicisme adamantin. Concernant le rôle de Stewart, c’est évidemment elle qu’Assayas voit en Jo-An Ellis, mais il aurait été trop littéral et attendu de lui faire jouer ce rôle-ci. En faire une assistante lui permet, lors des répétitions de texte que Stewart prodigue à Binoche, de lui faire prononcer les répliques de Jo-Ann Ellis, faisant ainsi coïncider Stewart avec son véritable rôle. Sils Maria a d’ailleurs ceci de très rusé que l’aspect biographique et les mises en abyme y sont évidents sans pour autant que le film en soit alourdi – Assayas fait montre d’une sorte d’ignorance méthodologique qui l’empêche de faire uniquement un film sur ses actrices. Binoche et Stewart, toutes deux exceptionnelles, brillent ainsi par leur modestie, par cette étrange intimité et vulnérabilité féminines qui émanent de leurs longs entretiens.

On pourrait presque voir, en définitive, Sils Maria comme une manière d’autoportrait : obsédé par une jeunesse dont il se complait à dire qu’elle est intimement liée au cinéma, Assayas réussit enfin à la capter mais comme en décalé, par le prisme d’un corps vieillissant et fasciné qui est peut-être un peu le sien. Le problème d’Anders est en effet celui d’Assayas, cinéaste qui, comme son héroïne, s’est échiné en vain à faire passer l’air du temps dans ses films. On devine ainsi chez Maria Anders une forme de désarroi, dû à ce qu’elle est incapable de se situer : ni en pleine ascension, ni oubliée, ni jeune, ni vieille. C’est ce trouble qu’elle exprime quand elle dit : « j’ai le droit de ne pas être vieille si je ne cherche pas à être jeune ». De la part d’Assayas, cela sonne comme une confession, et presque comme un mea culpa : le passé ne peut se réduire à un patrimoine (L’heure d’été), pas plus qu’à un âge d’or à se passer en boucle (Après mai) ; il est plutôt là comme l’est un petit tas de neige pour un enfant qui chercherait à le conserver, et qui le verrait se dérober à mesure qu’il le serre entre ses doigts.