Shara emporte, dans un mouvement d’une puissance inouïe, le récit d’une reconstruction familiale. Récit pourtant classique de l’enfant disparu, un peu vu et revu, mais que Naomi Kawase teinte, magiquement, aux couleurs jaune et blanche d’une mise en scène lumineuse et comme en perpétuelle renaissance. Une disparition, alors que le film s’ouvre à peine : deux frères courent dans la rue, la caméra les suit, zigzague comme eux, dans le flottement d’une lumière pâle et intense, comme une brume claire. Puis, le temps d’un recadrage, d’un souffle, l’un des enfants a disparu, aspiré par le lieu. De cette évaporation presque surnaturelle, le film gardera la trace, sous la forme d’un affect indélébile et soyeux. La famille aussi : cinq ans plus tard, Shun le survivant a désormais 17 ans, sa mère est enceinte, son père, qui ne travaille que l’hiver (il fabrique de l’encre traditionnel et s’arrête pendant la saison chaude et humide), attend la fin de l’été. Si Shara vole si haut, c’est qu’il est habité jusque dans le moindre recoin du plan, affecté d’une tristesse fuyante, empli d’une tranquille vitalité qui le conduit très vite et en toute légèreté à l’absolue plénitude. Son lyrisme contenu, feutré n’y est pas retors : pas d’autre monde que ce monde-là, réduit à une petite ville de province qui en retour ouvre une fenêtre sur l’universalité des sensations et des sentiments. Pas d’arrière-monde, et pourtant Shara, fait état d’une immense disponibilité à l’être, à l’environnement immédiat, sans jamais tomber dans la naïve respiration des récits de retour à la vie. Pas d’arrière-monde : le film cherche ici et maintenant les moyens de sa propre consolation.

Toujours au bord de l’extinction, le film est bercé par le rythme calme d’une petite cloche invisible, petit son venu d’un temple, ballotté par le vent, qui court comme les enfants dans le dédale des rues étroites, pénètre dans chaque maison. C’est presque le seul indice d’une pensée magique, car Shara par ailleurs reste solidement accroché, dans un rapport d’empathie bienveillante et discrète, aux vibrations intérieures de ses personnages, et s’en éloigne peu. D’ailleurs, voici la grande scène qui arrive : la fête de Basara, rendez-vous ancestral de la ville de Nara (la ville natale de Naomi Kawase), procession de rue, danse collective. Scène d’anthologie, éblouissement pur et rare lorsque soudain Shun et son amie Yu, enveloppés dans la foule et la pluie qui s’abat soudain sur eux, se livrent et se laissent ravir par la joie. Le père de Shun, qui organise l’événement, rappelle à tous combien la fête est précieuse, parce que « chacun peut briller de mille feux ». Puis l’euphorie bouleversante de la scène se dilue, le mouvement du film reprend sa course calme. La mère, bientôt, va accoucher. Encore une scène d’une ampleur invraisemblable, où la communauté des personnages transforme en douceur l’essoufflement de l’effort de la mère en chant paisible de respirations hypnotiques. Shara, nouvel épisode, après Gerry / Elephant et avant The Brown bunny de Vincent Gallo (en avril 2004), d’un cinéma qui aurait pris sur lui l’immense charge de consoler la peine sans fin de tous les êtres.