Depuis La Tour Montparnasse infernale, on suit avec beaucoup d’attention l’itinéraire au cinéma du duo Eric & Ramzy. Désolé pour eux qu’après cette première incursion, très réussie, ils aient sombré corps et âmes dans de sinistres pochades exécutés par d’aussi sinistres tâcherons. Voir le talent des deux zouaves s’abîmer à ce point dans Double zéro et Les Daltons était un déchirement, par où il fallait sans doute en passer pour accoucher du meilleur film français de l’année 2007, Steak, coup de génie signé Quentin Dupieux, film un peu monstrueux, hyper sophistiqué, resplendissant, l’une des plus étranges curiosités de ces dernières années. Il fallait tout ça pour que Eric & Ramzy, qui avaient la sensation d’être « violés » (c’est leur mot) par les productions formatées et vulgaires qui leur étaient proposées, franchissent un cap dans leur trajet. Plan de carrière est un mot affreux, mais il s’agit un peu de cela, et celui d’Eric & Ramzy est remarquable d’intelligence et de lucidité. Conscients de la nullité des propositions qui leur ont été et leur seraient faites s’ils ne prenaient pas les choses en main, ils ont pris les devants, soit en travaillant avec un vrai cinéaste (Quentin Dupieux) soit en assurant eux-mêmes la réalisation. C’est que tous deux prennent très au sérieux leur affaire, fut-elle de faire rire en jouant les débiles – chose éminemment respectable, et trop rare en France.

Si sa scène d’ouverture inquiète un peu, Seuls two tranche avec les atrocités commises d’ordinaire par les comédies à gros budgets (celle-là pèse pas moins de 18 millions) par son montage relativement calme, et surtout le peu d’intérêt qu’il porte à ce cocktail bourrin de violence et de beauferie qui fait la norme du genre. Leur univers asexué les en préserve, mais jamais chez eux la puérilité affichée ne vaut comme repli, négation d’un monde réel dont au contraire, chacun à leur façon, ils entendent jouir et qu’ils tentent de réguler par leur dinguerie. Eric est un flic demeuré, obsédé par la capture d’un voleur, Ramzy, qui le ridiculise depuis des années et qui est lui-même traqué par d’autres gangsters. Arrive l’idée du film : tout à coup Gervais (le flic) et Curtis (le voyou) se retrouvent seuls au monde. Vider Paris de ces habitants, l’enjeu n’est pas vraiment dramaturgique (encore que, sur la gestion d’une pareille péripétie, le film s’en sort bien), il est avant tout l’occasion de s’offrir un terrain de jeu démesuré où règne la liberté du cartoon (d’ailleurs les compères avaient un projet intitulé « Tom et Jérôme », histoire d’un type qui en course un autre après une histoire de feu rouge grillé). Alors, comme on dit dans Le Parisien : « les gags s’enchaînent ».

Et c’est vrai : il y a un abattage comique assez impressionnant dans le film, d’innombrables petites perles qui compensent largement les quelques égarements de l’écriture. Une vitesse un peu folle qui entraîne tout dans son sillage. Eric & Ramzy, eux, poursuivent dans leur veine, que Steak avait saignée jusqu’à les rendre exsangues : Eric continue son rôle génial d’enfant schizophrène, Ramzy s’acharne admirablement dans une sorte de flamboyance bancale (endossant le costume d’un beau personnage de gosse de banlieue devenu gangster, sorte d’avatar du gang des postiches). Cette logique puérile poussée jusque dans ses ultimes retranchements (vitesse d’exécution purement ludique, exagération de tout), se nourrit à une énergie comique venue de nulle part, que rien ne semble pouvoir arrêter. La joyeuse santé du duo est là, dans cette croyance naïve et enthousiaste dans la souveraineté du comique, vivacité d’autant plus intrigante qu’Eric & Ramzy touchent volontiers quelque chose comme l’idée d’un détraquement perpétuel, d’une dyslexie globale et compliquée – une manière de buter sur tout. Dédié à Pierre et Marie Curie, Seuls two expérimente son jusque-boutisme sans jamais dérailler, toujours tenu par mille idées sur la manière de continuer et de renouveler un standard, cette espèce d’acharnement un peu maboul et inquiétant dans la rigolade qui fait d’Eric & Ramzy la plus singulière et la plus généreuse entité comique du cinéma français.