Chronic’art : Le choix de tourner le film dans la Cité Universitaire était-il déterminé à l’avance ?

Serge Bozon : Vu le « non-budget » qui était le nôtre et la durée très courte du tournage, il nous fallait une unité de lieu, mais au départ, on voulait situer le film dans un hôtel chic pour étudiants, fils à papa qui végètent en faisant des études flottantes, un peu à la manière des fils de diplomates africains. On avait choisi un hôtel de Pierre Cardin, très chargé, très suranné, style fin des années 70. On n’a pas obtenu l’autorisation, mais c’était un mal pour un bien car alors qu’on cherchait d’autres hôtels de luxe, on s’est souvenu de l’idée du campus. Après coup, je me réjouis de ne pas avoir tourné dans un hôtel parce qu’il n’y aurait pas eu d’extérieurs ni tout l’imaginaire lié au campus et à la pension d’étudiant. Le film aurait été très étouffant, avec une ambiance de farniente doloriste pesante. Dans la Cité U, on a tourné entre autres dans le collège français-britannique, qui fait très oxfordien avec ses briques rouges.

Axelle Ropert : On aimait bien dans la Cité Universitaire le côté enclave du lieu, protégé du temps qui passe, du déchaînement citadin. Quand on pensait tourner dans un hôtel, j’étais bloquée au niveau du scénario, car j’ai horreur des huis-clos psychologiques. La migration de l’histoire vers le campus a permis de trouver des solutions de narration, grâce à la variation des décors.

Mods est un film simple, assez direct dans le rapport d’affection qu’il entretient avec le spectateur, et pourtant il fonctionne sur des partis-pris très forts, comme le principe de répétition de scènes, de dialogues. Cette dimension « conceptuelle » est-elle importante pour vous ?

Serge Bozon : Dans l’absolu, l’idée d’un film « conceptuel » -ou, disons, basé sur un certain nombre de principes esthétiques engageant le refus de la narration, etc.- me fait peur. Les gens, aujourd’hui, ont besoin de tels principes pour être excités a priori par un film. Ils ne font plus confiance au cinéma. Par opposition à cette impatience moderniste, j’aimerais au fond faire les films les plus classiques, les plus narratifs possibles. Mais Mods est un objet sans suite, où on a pensé qu’il y avait une espèce d’osmose entre l’histoire, la musique, le style mod-garage et les partis pris en jeu. Le fait de répéter des dialogues par bouches interposées me pose problème, comme dans La Captive d’Akerman (même si ça marche dans Francisca d’Oliveira). Si on m’avait dit, il y a deux ans, qu’il y aurait un peu la même chose dans mon film, je n’y aurais pas cru. Au vu du résultat, dans Mods, j’ai l’impression que ça apporte quelque chose, que je n’ai pas cédé à un gadget conceptuel. Lorsque les deux frères viennent trouver chacun à leur tour le malade pour lui raconter la même chose (à savoir qu’ils ont rencontré une femme à la conversation très enrichissante), il y a une sorte de décalage troublant, l’un étant plus volage, rapide, l’autre presque funèbre. Comme les personnages sont très peu « remplis » psychologiquement, ça permet d’approfondir le rapport que le spectateur entretient avec eux, tout en évitant d’évoquer leur vie, leur passé, etc. C’est un approfondissement non psychologique. Et puis ce principe de répétition ne tient sans doute la route que sur un film d’une heure, comme Mods.
Il pointe aussi, sur le plan sentimental, une forme de désarroi, d’égarement…

Serge Bozon : Oui, j’espère. Le film est lié à cette idée d’une maladie qui grippe une mécanique invisible et oblige tout à se répéter, une maladie qui est contractée par tout le monde, chacun à son tour. De toute façon, si j’espère que le film a un côté comique, je ne le vois pas vraiment comme une comédie, mais plutôt teinté d’une tristesse qui grandit au fur et à mesure. Et ça n’empêche pas les ruptures de ton jusqu’au bout. Quand on entend qu’Edouard, le malade, « est en train de mourir » -ce qui est censé être le summum de la gravité-, les Mods débarquent sur un registre plus éteint que d’habitude, mais en prononçant des phrases absurdes, comme « Je suis pa-a-traque » ou « qui est-ce qui a éteint la lumière ? ».

Il y a quelque chose d’incroyablement pudique dans la manière dont se tiennent tous les personnages, dans leurs rapports aussi : ils se regardent à peine, se touchent très peu.

Axelle Ropert : La pudeur, c’est le noli me tangere du plus beau Rivette (Out one), c’est quelque chose que le cinéma français réussit très bien, notamment Becker (Falbalas) et Bresson (Quatre nuits d’un rêveur). Pudeur signifie aussi une forme de détachement, d’orgueil, et on sent chez les personnages une intériorité très vibrante.

Serge Bozon : Il y a un certain naturalisme qui me gêne souvent dans le cinéma français d’aujourd’hui, le quota inévitable du minimum de vraisemblance socialement garanti. Je pense qu’il y a un malentendu sur l’héritage de Pialat, que par ailleurs j’aime beaucoup, mais qui est souvent assimilé par ceux qui s’en réclament à une tentation d’être toujours au coeur de l’émotion, jusqu’à la saturation. On a parfois l’impression que les acteurs y revendiquent par avance une espèce de fragilité sur-émotive prête à craquer dans l’instant suivant. J’avais envie d’autre chose, que les sentiments paraissent forts sans que les comédiens s’abandonnent à l’épanchement.

Ils sont pudiques, mais très neutres également, une espèce de blancheur amorphe et gracieuse traverse tout le film : les Mods par exemple, figés comme sur une photo de pochette de disque, forment un choeur où fusent des voix étrangement insituables.

Axelle Ropert : Ce sont en quelque sorte des monades qui parlent. J’aime beaucoup Les Cinéphiles de Louis Skorecki, qui est très différent de Mods, mais on y voit des personnages un peu perdus, adossés à un mur, qui tiennent des conversations décousues, erratiques, avec des phrases lancées dans le vide. L’humour en jeu dans ces plans m’a beaucoup marquée et je pense que les Mods, quelque part, sont de lointains descendants de ces cinéphiles. Cela dit, pour le choeur des Mods, l’idée était de faire parler les gens qui posent sur les pochettes de disques. En écoutant un disque chez soi, on les entend chanter, mais jamais parler. C’est frustrant. Moi, je chante mal, mais je parle bien.

Serge Bozon : On n’a pas non plus recopié de vraies pochettes, on a choisi les poses en fonction des lieux. Pour le découpage de ces scènes, je n’avais pas d’intentions préalables, sinon quelques principes : ne pas découper pour les montrer comme une entité à quatre têtes, rester frontal tout en introduisant des variations, et les cadrer de plus en plus près.
Il y a quelque chose de triste dans le découpage même du film, avec cette fin presque brutale : un départ, une porte qui se ferme…

Serge Bozon : Ce n’est pas systématique, mais j’aime bien les films qui s’achèvent de manière très nette. Dans La Religieuse de Rivette par exemple, je trouve ça formidable. Dans Mods, le dénouement est très classique : la guérison, le départ, le malade qui sort de la maison. Je voulais finir avec quelque chose d’assez tranché, qui prenne le spectateur de vitesse, parce que la guérison passe par une dernière séparation, elle n’est pas euphorique. C’est une guérison sévère. Pour le rythme du film, j’avais envie de mélanger des plans longs, erratiques, amples, qui tranchent avec une célérité sèche.

Axelle Ropert : A la fin du film il y a cette idée que le sortilège est rompu brutalement. La maladie s’arrête, donc le film doit s’arrêter au même instant.

Le film n’est pas un huis-clos, mais il reste toutefois très concentré dans la communauté. Il n’y a qu’un personnage un peu extérieur : une femme, hantant une terrasse, la nuit.

Serge Bozon : Ce personnage est né un peu dans la douleur. Axelle, au départ, n’en voulait pas parce qu’il est justement très à part, un peu digressif. Elle pensait que cette grande dame romanesque, qui fascine les deux frères, risquait de nous faire sortir de l’ambiance précise du microcosme estudiantin. Pour ma part, je tenais absolument à faire jouer Patricia Barzyk, parce que je l’ai adorée dans les films de Mocky (La Machine à découdre, La Bête de miséricorde et surtout Les Araignées de la nuit) et dans Le Soulier de Satin d’Oliveira.

Peut-être que cette femme a une fluidité que les autres personnages n’ont pas et qu’ils cherchent, notamment à travers la danse.

Serge Bozon : C’est vrai qu’ils ont tous une forme de malaise avec leur corps, comme des étudiants introvertis qui auraient passé trop de temps à étudier. On pourrait imaginer qu’à travers la danse ils découvrent leur maladresse, leur raideur, le caractère gracile de celui qui tente quelque chose pour la première fois. Alors que le personnage de Patricia Barzyk évolue avec une délicatesse ouatée dans son royaume nocturne.

Axelle Ropert : En même temps, elle semble égarée dans sa manière un peu oliveirienne de divaguer.

Autant les Mods sont viscéralement ancrés dans les sixties, autant le personnage de la gouvernante, interprété par Axelle, renvoie à une imagerie très XIXe, à la littérature des sanatoriums, des gouvernantes.

Axelle Ropert : Je voulais une gouvernante sévère mais pas perverse, très classique, pas buñuelienne.

Serge Bozon : C’est un peu un personnage à la James, car si elle semble n’avoir de préoccupations que domestiques, c’est elle qui fait le lien avec presque tous les personnages et donne le ton. J’aime bien dans la littérature du XIXe cette idée de la gouvernante comme centre secret des récits.

Axelle Ropert : Il y a beaucoup de personnages comme ça chez les soeurs Brontë ou Daphné du Maurier, des gouvernantes un peu provinciales, timides et pusillanimes.

Serge Bozon : Et puis Edouard est son chouchou…

Chouchou, chochotte… La sophistication du film, la raideur et la pose des personnages : tout est toujours ramené à quelque chose de très simple, de presque enfantin.

Serge Bozon : En ce sens j’espère que la potentialité « conceptuelle » de la construction est plus que compensée par le fait que les personnages ont quelque chose de fragile et de ridicule. Ils sont démunis.

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