Au même titre que Steak, précédent film en salles de Quentin Dupieux alias Mr. Oizo, Rubber ne ressemble pas du tout à ce dont il a l’air. Pas plus que Steak n’était à proprement parler la « nouvelle comédie d’Eric et Ramzy » (mais un pas de côté vers une expérience conceptuelle qui portait les deux comiques au rang de monstres inquiétants), celui-ci ne fraye du côté de la série Z : Rubber ne comporte, soyons clairs, aucune once de second degré. Il s’agit ici, au contraire, de croire à ce que l’on voit. Soit : la croisade meurtrière d’un pneu.

Le film pourtant n’hésite pas à jouer au maximum d’un dispositif qui introduit dès le début une distance : un flic sort d’une voiture et s’interroge sur l’arbitraire pur qui préside à tout scénario, décrétant in fine le film comme un hommage à l’absence de raisons. Nul besoin donc, de partir dans une quête désespérée de sens, puisque le film tient parfois de l’écriture automatique. Il commence par disposer des chaises comme pour une représentation de Ionesco en pleine désert californien, avant que l’on comprenne qu’effectivement le plan fonctionne comme une scène de théâtre à l’intérieur d’un film : un groupe de spectateurs est invité dans la fiction, qui regardent les pérégrinations d’un pneu tueur au moyen de jumelles braquées sur le plan suivant.

C’est dire que le dispositif est lourd, mais la mise en abyme permanente qu’il institue permet d’installer l’artifice de la situation comme un fait acquis, et au spectateur de ne plus s’étonner qu’un pneu soit ici envisagé comme personnage. En dénudant ainsi la fiction, Dupieux trouve une idée qu’il exploite avec bonheur : les spectateurs sont empoisonnés (avec une dinde) de sorte que le film puisse se terminer, n’existant plus pour personne. Mais un spectateur récalcitrant (il n’a pas faim), demeure, soucieux que le film continue. C’est comme si le film ne savait comment finir, trop long pour son seul pitch abruti : un pneu prend vie et fait exploser la tête des gens. La mise en abyme sert donc à relancer la machine narrative, et invente des personnages qui se révèlent acteurs, lesquels doivent pourtant continuer le simulacre parce que quelqu’un, tout simplement, les regarde. Très loin du film gore bêtement ricanant (Piranha 3D), le cinéaste décale son sujet vers un territoire qu’il construit au fur et à mesure, sûr d’être seul à l’arpenter.

Armé d’un appareil photo numérique Canon 5D Mark II pourvu d’une fonction vidéo très satisfaisante, Dupieux a visiblement bénéficié d’un tournage si léger qu’il en devient poreux au réel, ceci précisément parce que les artifices sont montrés comme tels. Il peut alors filmer la naissance à la vie de son pneu comme un documentaire animalier qui place le spectateur (nous), dans un contrat de croyance que plus rien ne viendra entamer (ok, c’est bidon, alors pourquoi ne pas jouer quand même le jeu et accepter la personnification d’un pur objet inerte ?) Ce jeu avec le spectateur est peut-être ce qu’il y a de plus réjouissant ici, tant il réinvestit le plaisir de simplement voir, et d’attendre, fébrile, qu’il se passe quelque chose, bref, de tout accepter.

Cette manière de s’inventer comme un work-in-progress donne au film toutes les excuses, lui permet de se chercher, d’autant qu’il laisse vraiment le spectateur participer, comme ses doubles à l’écran, à l’élaboration sauvage d’un film qui manque chaque fois de se défaire sous ses yeux. Rubber veut finir et semble ne jamais pouvoir le faire, mais finit quand même par trouver la sortie en laissant entrevoir sa suite : le pneu se réincarne en tricycle et lève une armée de ses congénères à l’assaut des collines d’Hollywood. Qu’il poursuive sa route là-bas ou ailleurs, nul doute en tout cas qu’on n’a pas fini de suivre le cinéma de Dupieux.