Une jeune fille marche, à pas fermes, puis court par saccades, au milieu d’un camping miteux. Nous, nous sommes derrière, avec les frères Dardenne, qui la suivent de dos, caméra à l’épaule. La jeune fille entre, déchaînée, dans le taudis-caravane qui lui sert de maison, et engueule sa mère alcoolique qui s’est remise à boire. Elle repart enfin, excédée. L’instant d’après, elle entre avec fracas dans un magasin, et, aussi sec, demande un emploi ; la réponse est négative, elle repart… Nous avons trouvé Rosetta, nous ne la quitterons plus : jusqu’à la fin du film, pas un plan ne se fera sans elle, et c’est par-dessus son épaule que nous verrons le monde, accrochés à elle comme un sac à dos.

Pour sûr, c’est d’un monde sordide dont il s’agira. Véritable marathon de misère, le quotidien de Rosetta s’articule entre deux trajectoires désespérées auxquelles cette enfant de malchance se cramponne comme à des quêtes suprêmes qui lui permettent de survivre et d’avancer : protéger sa mère, trouver un emploi. Pour y parvenir elle est prête à tout, sauf à s’humilier. Mais derrière ces objectifs concrets, qu’elle cherche à prendre à bras le corps, avec toute la rage que donne aux plus déshérités le goût de la revanche sociale, se cache le véritable enjeu et le plus douloureux des combats, celui consistant à ne pas craquer. Tous les jours, entre ses demandes d’embauches incessantes et la bride qu’elle cherche à tenir sur sa mère, Rosetta s’isole au bord d’un fleuve, déterre un matériel de fortune (un hameçon bricolé avec une bouteille), et se met à pêcher, avec des gestes frénétiques, des poissons qu’elle remet à l’eau mécaniquement. Assise dans son jardin secret, Rosetta ne sourit pas ; froide et concentrée, elle joue pourtant. Car tout le film n’est en fait qu’un long et difficile processus visant à faire admettre à Rosetta qu’elle n’est qu’une enfant, et que le monde l’a dépossédée de son droit le plus précieux : celui d’être soi-même. Rosetta, « mère » de sa propre mère et acharnée sociale, fonce tête baissée sans respirer, d’une porte fermée à l’autre, jusqu’au jour où, malgré elle, un garçon devient son ami. Commence alors un véritable enfer, qui la contraint à prendre en compte son individualité, à vivre pour elle, enfin. Paniquée, Rosetta perd pied, dénonce les combines de son ami pour lui prendre son job, puis retourne ses pulsions destructrices contre elle-même. Son suicide au gaz ayant raté (comble du cynisme, la bouteille était vide) et son ami refusant de lui tourner le dos, Rosetta se résoudra enfin, au terme d’une scène bouleversante, à verser sa première larme.

Tout le talent des frères Dardenne est d’avoir su s’approcher au plus prés d’un personnage, et à travers lui d’une condition sociale délicate, sans pour autant avoir recours au voyeurisme engagé, à la partialité ou au didactisme (facilités qu’un cinéaste comme Ken Loach n’hésiterait pas à employer). Rosetta est filmée en gros plan, traquée à l’aide de longues focales qui captent jusqu’au grain de sa peau. Mais ce ne sont pas tant les expressions de son visage ou même ses paroles qui la révèlent, que ses actions et les trajectoires qu’elle emprunte. Seul un spectateur attentif peut espérer comprendre la démarche de Rosetta, son fonctionnement subtil, car celle-ci ne se livre pas facilement, résistant même au crible de la caméra. Avant d’être une cause sociale incarnée, Rosetta est un personnage complexe, contradictoire, que ses créateurs ont refusé d’estampiller un peu simplement comme « victime ». Certes, les Dardenne sont des cinéastes militants, mais ils s’interrogent encore, et tâtonnent encore, car le but qu’ils poursuivent est avant tout d’ordre artistique. L’acte de délation de Rosetta en est une preuve : Rosetta est-elle fautive, est-ce le système qui faute ? Les deux, sans doute. Les frères Dardenne n’ont pas de réponses standard à nous donner (contrairement à un Bertrand Tavernier, par exemple). Tout au plus ressentent-ils la nécessité de partager avec nous, par le biais de leur propre sensibilité, l’évidente tristesse du monde social qui est le nôtre, et surtout la complexité de son infamie. A partir de là, libre à nous de se poser ou pas certaines questions.