Les anges de la révolution

Plusieurs films s’affirmaient, par leur singularité, leur liberté et leur goût de l’expérimentation, comme de précieuses forces de résistance face aux incontournables productions italiennes et grosses machines internationales, en passe d’occuper toute la place dans les années à venir (difficile d’être optimiste pour le cinéma dans l’Italie actuelle…). Cette force de résistance apparaissait dans toute sa splendeur dans Angels of Revolution, le dernier film d’Aleksej Fedorčenko, figure originale et trop peu connue du nouveau cinéma russe. Malgré une filmo déjà conséquente, le cinéaste n’a quasiment jamais atteint nos écrans à l’exception du Dernier voyage de Tanya, sorti en 2010. Ce road movie abordait un sujet cher à Fedorčenko : les peuples de Sibérie occidentale. Le cinéaste y revient ici en racontant l’histoire vraie (liée à la guerre du Kazym) d’une expédition menée dans les années 30 pour soumettre au pouvoir soviétique ce dernier noyau de résistance que constituaient les tribus Khanty et Nenets déterminées à écouter la voie de leurs shamans. A la tête de cette mission, Polina « la révolutionnaire » entraîne avec elle des artistes, dont certains pensent que la culture peut être un bon moyen d’imposer une idéologie. Très loin du pompiérisme lugubre et du réalisme trash dominants dans l’actuel cinéma russe, Fedorčenko déploie un univers fantaisiste, presque aérien, plastiquement magnifique, révélant un goût pour des scénographies à la fois précises et décalées, naïves et raffinées, proches d’une certaine poésie burlesque. Sa mise en scène organise de subtiles et cruelles variations autour du motif du tableau – du tableau d’école au tableau vivant des scènes de théâtre avant-gardistes, en passant par l’image d’Epinal propagandiste, jusqu’au tragique tableau de chasse. « La beauté est au-dessus des idées » dit l’un des artistes envoyé en mission. Difficile de ne pas voir dans cette affirmation la ligne directrice du film, à condition de comprendre que la beauté ici est à la fois plus simple et plus insaisissable qu’elle n’en a l’air. Elle réside dans une insoumission naturelle, païenne et presque enfantine aux cadres et aux idées imposées qui finiront néanmoins par prendre le dessus via un tragique renversement des valeurs (esthétiques) : le visage vu à l’envers d’un shaman tué, l’apparition (documentaire) de la première yugra soviétique, produit de cette terrible entreprise  de destruction d’un peuple.

 

Prenez garde à la femme voilée

Sur un mode plus mineur, le premier long de la réalisatrice iranienne Ana Lily Amirpour affirmait lui aussi un pouvoir de résistance face au totalitarisme en passant par une forme autrement libre et récréative. A Girl walks home alone at night a tout pour séduire sur le papier puisque l’un de ses personnages principaux n’est autre qu’une femme voilée vampire qui traque ses proies (uniquement masculines) la nuit, dans la ville de Bad City. Cerise sur le gâteau : elle arrache son skate-board à un gamin et circule voile au vent dans les rues de son quartier, semblables à un décor de western. Ce détail résume assez bien la manière décomplexée dont la réalisatrice règle ses comptes à la société iranienne en jouant avec les codes du cinéma de genre, et évite ainsi judicieusement les écueils de la plate dénonciation. Autour de la femme voilée croqueuse d’hommes circulent des personnages archétypaux presque aussi fantomatiques qu’elle. Leur errance un peu trop stylisée (noir et blanc à l’appui) dans la ville quasi déserte évoque le cinéma de Jarmusch, auquel raccorde aussi parfaitement le look rock’n roll de l’héroïne cachée derrière son voile (t-shirt rayé et teint livide de punkette) et son goût pour les vinyles. Là est la limite de ce film d’émancipation, qui regorge de bonnes idées et assume plaisamment son aspect un peu cheap, mais cherche encore sa forme et mériterait de se libérer des chaînes encombrantes d’un ciné indé branché déjà daté. Sortie prévue en janvier.

 

Fausses monnaies et vraies perles

Les autres jeunes pousses du festival, regroupées dans la section « Cinema d’oggi », venaient principalement d’Amérique latine. Plusieurs tendances se dessinaient, commençons par la moins convaincante : celle d’un cinéma auteuriste à la gravité surlignée, où les démons du passé et le devoir de mémoire pèsent comme une enclume. Obra, premier film du brésilien Gregorio Graziozi, raconte la difficulté d’un architecte bientôt père à se défaire d’un héritage encombrant fondé sur le pouvoir et le déni. Le film fait se succéder des plans en noir et blanc ultra léchés, plastiquement sublimes, mais sur-signifiants et totalement fermés sur eux-mêmes. Dans ce même registre, NN du péruvien Héctor Gálvez – encore une histoire de squelettes retrouvés auxquels on s’intéresse de plus près cette fois-ci – témoignait d’un peu plus de finesse et d’ouverture. Mais le film ne sort guère ici des tics d’un cinéma « sérieux » qui compte principalement sur le hiératisme de ses plans pour asseoir pompeusement son sujet. C’est en puisant dans une forme plus souple et un contexte urbain plus ordinaire que le jeune cinéma latino distribuait ses meilleures cartes. Malgré la faiblesse de son scénario, Lulu de l’argentin Luis Ortega a pour premier intérêt de s’affranchir d’un certain académisme, quitte à partir dans tous les sens. Description mi-tragique, mi-loufoque de marginaux dans une Argentine à la dérive, le film ne manque pas d’allant, malgré ses tâtonnements. Il doit avant tout son charme à ses deux interprètes principaux, Nahuel Pérez Bizcayart, sorte de chat de gouttière chaplinesque, et Ailin Salas, sublime allumée, qui formaient déjà un duo marquant (et nettement plus inquiétant) dans La Sangre Brota de Pablo Fendrik. De loin notre préféré du lot, Mauro, premier long d’un autre argentin, Hernán Rosselli, se démarquait lui aussi par ses acteurs, tous prodigieux, mais pas seulement. Le film raconte l’histoire d’autres marginaux : un trio de faussaires – deux frères et la petite amie de l’un d’eux. Leur activité est montrée comme un petit commerce ordinaire, familial et artisanal. Cette économie parallèle doit sa réussite à une singulière harmonie amoureuse (le vrai sujet du film), fragilisée par l’arrivée d’une jeune femme. A mi-chemin entre le film noir et la peinture sociale, Mauro gomme tout effet de genre, tout gonflement dramaturgique : il préfère capter sur un mode elliptique de courts moments partagés dont il retient l’intensité et la précarité avec une simplicité et une précision confondantes, sans jamais céder au pittoresque.

Parmi les autres belles découvertes du festival venues d’Amérique latine, Já visto jamais visto d’Andrea Tonacci, cinéaste expérimental brésilien qui est loin d’être un débutant (son premier film Bang Bang, réalisé en 1970, est paraît-il culte) mais dont on découvrait le travail pour la première fois. De ce poème cinématographique, on garde un souvenir flou et ébloui. Le flou n’est pas uniquement de notre fait (même si la mémoire du festivalier flanche facilement) : montage d’images tournées par le cinéaste tout au long de sa vie, ce voyage dans le temps forme un tissu mémoriel proche du songe (« All thoughts fly » nous souffle t-on à l’oreille) dont surgissent des visions magiques, totalement habitées, comme celle d’une maison flottant au milieu des poissons.

 

Des mirages et un miracle

Les allemands Christoph Hochhaüsler et Christian Petzold étaient particulièrement attendus. Le premier confirmait les qualités et les défauts qu’on lui a toujours trouvés. Die Lügen der Sieger (en français= Les mensonges des victoires) retrace l’enquête d’un journaliste d’investigation assisté d’une jeune débutante sur une affaire de déchets toxiques prometteuse d’un bon gros scandale. Mais la  bombe qu’ils ont entre les mains est méticuleusement désamorcée de l’intérieur par une agence de communication qui leur fournit de fausses preuves. Difficile de ne pas penser au cinéma américain des seventies, et à Pakula en particulier, mais cela ne joue pas vraiment en la faveur de Hochhaüsler, éternel bon élève, qui brouille les pistes d’une manière trop évidente. Un chouïa moins tirée à quatre épingles que d’habitude, la mise en scène reste malgré tout très carrée, très théorique : une multitude de mouvements latéraux un peu à contre-courant des scènes reprend le mouvement des presses des journaux en même temps qu’elle suggère le mensonge et la manipulation. Une fois que l’on a compris ça, il ne se passe pas grand chose hormis peut-être sur le terrain de la séduction et d’un érotisme latent où le réalisateur a toujours été plus convaincant. Il est aussi question de leurre et d’aveuglement dans le dernier film de Petzold, mais le cinéaste joue incontestablement dans autre cour. Lâchons le mot qui fait masse, mais s’impose néanmoins : Phoenix est un pur chef d’oeuvre, de ces films qui hantent à jamais sans doute parce qu’il est lui-même totalement hanté. Comme Yella et à sa manière aussi Barbara, il s’agit d’un film de fantôme sur un personnage féminin errant dans un entre-deux, ici les limbes de l’Histoire. Le politique n’existe chez le cinéaste qu’en lien étroit et direct avec l’intimité des personnages – là est sa grande force. Une femme (l’immense Nina Hoss) sort des camps de concentration défigurée, le visage bandé. Elle n’est plus que l’ombre d’elle-même et rappelle l’héroïne masquée de Franju. On lui propose de changer d’identité, de lui faire un nouveau visage, mais Nelly préfère qu’on lui redonne le sien afin que son mari puisse la reconnaître lorsqu’elle le retrouvera. Elle ne sait pas que c’est lui qui l’a trahie et jetée vive dans l’horreur. Lorsqu’elle le revoit, il ne la reconnaît pas mais elle l’intéresse : il compte tirer profit de sa vague ressemblance avec son épouse juive pour la faire passer pour elle et récupérer l’argent de sa famille. Phoenix rejoue génialement Vertigo à l’envers : Nelly joue le jeu et décide de se faire passer pour elle-même dans l’espoir que son mari finisse par la reconnaître. Petzold maintient jusqu’au bout l’horreur des camps hors champ et pourtant elle affleure dans tous les plans, derrière le visage de Nelly, écran à double face qui cache autant qu’il révèle le gouffre. La mise en scène sobrement stylisée (aux allures de série B sirkienne) prolonge et intensifie sublimement ce rapport de pur croyance et d’aveuglement, en ne le faisant rigoureusement tenir qu’à un fil, un voile. Un vrai tour de force et un grand film d’amour politique, absolument déchirant.