« Où en êtes-vous, Tariq Teguia ? » À cette question, posée par le Centre Pompidou qui lui fait l’honneur mérité d’une rétrospective jusqu’au 15 mars, Teguia a répondu par un court métrage. Mais Révolution Zendj, son troisième long, formule lui-même une évidente réponse et ce, dès son entame, qui est superbe. Noyé dans un aveuglant brouillard de sable et dans les boucles du sublime Echo Waves de Manuel Göttsching, un marcheur y émerge doucement, pareil à celui qui, dans le même genre de brouillard, s’évaporait à la fin d’Inland. D’un film à l’autre, un identique voyage se poursuit, en une foulée régulière et d’ailleurs commencée plus tôt, avec Rome plutôt que vous, déjà très beau. Le parcours (commencé à Alger, continué dans le sud du pays, poussé ici jusqu’à Beyrouth et en Irak pour finir en Grèce) est obstiné mais toujours plus laborieux : autoproduit pour moins d’un demi-million d’euros, le film fut tourné sur quatre ans au gré de ses moyens, et en a mis deux pour trouver le chemin des salles.

C’est qu’avec Révolution Zendj Teguia a vu plus grand, en élargissant dans l’espace et dans le temps une cartographie et un itinéraire dessinés dès Rome à partir d’une étymologie programmatique : « Arabes, y entendait-on, ça veut dire : ceux qui bougent ». Le voyage commence à nouveau en Algérie, initié par un journaliste qu’une enquête locale entraîne finalement à Beyrouth sur le chemin d’un mythe : celui des Zendj, esclaves noirs révoltés contre le pouvoir abasside dans l’Irak du IXème siècle, et dont la révolte fut un modèle pour les gauches arabes des années 70. En même temps que le sien, un autre voyage commence, celui d’une étudiante palestinienne dont la famille est réfugiée en Grèce et qui, elle aussi, rejoint Beyrouth, avec en poche une somme réunie en Grèce à destination des Palestiniens de Chatila. À Beyrouth, les deux vont évidemment se rencontrer, puis poursuivre ensemble leurs trajets.

Cette rencontre est aussi, d’une certaine manière, celle des deux premiers films de Teguia, rencontre de la jeune Zina de Rome et du cartographe d’Inland, devenu ici journaliste mais semblable figure d’arpenteur. C’est enfin la rencontre de deux strates d’histoire arabe (le journaliste porte un nom, Battûta, qui fut celui d’un illustre explorateur marocain ; le nom de l’étudiante, Nahla, fut en 1979 le titre d’un film algérien de Farouk Beloufa, situé au Liban aux abords de la guerre civile), au milieu d’un film qui, lui-même, fouille parmi d’innombrables sédiments d’histoire, à commencer par celle des utopies panarabes. Lesquelles sont le vrai décor de Révolution Zendj : décor de ruines, arpenté par des fantômes. Cette esthétique qui fut celle d’une modernité dont Teguia creuse assidument les motifs (personnages arpenteurs, ruines du monde arabe tout comme la première modernité poussa sur les ruines de l’Europe, mélancolie active) était déjà le cadre opératoire de Rome et d’Inland, dont Révolution Zendj reprend la rigoureuse alternance entre marche et parole, en une gracieuse alliance de théorie et de gymnastique. À la différence que ladite modernité offre à ce dernier film un contour plus explicitement citationnel, comme s’il lui fallait passer lui-même même à cette complexe question de l’héritage qui obsède ses personnages. L’histoire que le film traverse comme un paysage y est aussi, et peut-être avant tout, une histoire d’images – le Ici et ailleurs de Godard, revenu comme un rideau de plans déposé sur le visage de Battûta.

De là une ambition nouvelle, d’autant que le film est beaucoup plus éclaté que les précédents. Cet effet mosaïque est parfois la limite de Révolution Zendj, notamment quand, aux parcours tressés du journaliste et de l’étudiante, il fait répondre le portrait éminemment godardien d’industriels américains devisant, en Irak, sur leurs ambitions que Teguia dépeint comme une utopie parallèle, capitaliste et chrétienne, aussi solide dans ses certitudes que l’utopie des gauches arabes est désormais volatile. Très théorique, cette greffe ne prend pas tout à fait. Pourtant le film, tenu par un sens plastique parfois éblouissant (la façon par exemple dont Teguia parvient à relancer constamment le programme de reflets, d’ombres et de transparences qui dessinent l’humeur spectral du trajet) impressionne vraiment par sa capacité à traverser d’un seul mouvement le paysage sans pays où déambule son récit. L’impression est rare qui, au sortir de Révolution Zendj, donne le sentiment de l’avoir traversé comme une brumeuse odyssée, sans pouvoir dire ce qu’on y a appris mais avec la certitude d’avoir fait un long et beau voyage.

 

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