On dirait que c’était des humains qui vivaient dans un royaume… un royaume qui aurait sa propre économie, sa propre hiérarchie sociale, un langage et des codes particuliers. Ses habitants, tous âgés de 3 à 6 ans, seraient les élèves d’une école maternelle du 7e arrondissement de Paris. Pendant plusieurs semaines, Claire Simon a filmé, caméra à l’épaule, un moment spécial de la vie des enfants : la récréation. Moment privilégié où les enfants n’ont plus à se soumettre aux lois « venues d’en haut », celles des grandes personnes, mais inventent les leurs. A la récré, on joue au policier et au prisonnier, à la maman et au papa, les filles ramassent les brindilles des platanes et les garçons discutent déjà pour savoir qui a le plus long… filet de bave (bien sûr). Mais on joue rarement seul et c’est bien ça le problème : jouer avec les autres. Il faut respecter des tours, déterminer les rôles, défendre son territoire, donner des ordres… et croyez-moi c’est pas toujours de la rigolade.
Car les autres sont aussi indispensables que dangereux. C’est sans doute ce qui frappe le plus dans Récréations : la violence physique, verbale, et émotionnelle qui règne dans ce petit royaume. La réalisatrice ne s’y est pas trompée, elle qui cite en exergue Spinoza. La maîtrise de soi passe bien sûr par l’apprentissage des règles de vie en société et le contrôle de ses émotions vis-à-vis des autres. Mais c’est dur ! Certaines bagarres enragées pourraient presque inciter le spectateur à qualifier le travail d’observation très neutre et extérieur de la réalisatrice, de non-assistance en personne en danger…
C’est en effet le parti-pris de l’auteur : ne pas intervenir dans les scènes filmées, ne pas non plus imposer de commentaire. Ayant réduit son dispositif filmique au minimum, Claire Simon parvient plus ou moins à se faire oublier : seuls quelques regards insistants à la caméra viennent lui rappeler qu’elle n’est qu’un intrus au pays des enfants. D’ailleurs, les autres adultes comptent aussi pour du beurre : on entr’aperçoit les dames de ménage à la fin de la récréation, et quant aux maîtresses, on les considère moins comme des personnages à part entière que comme postes gardés près desquels on se réfugie lorsqu’on veut échapper à l’attaque d’un grand.
Même si son point de vue reste forcément celui d’un adulte, extérieur, lointain, curieux, Claire Simon a réussi, dans Récréations, à saisir des moments de cruauté et de poésie propres à l’univers enfantin. L’exploit réside surtout dans le fait d’éviter la compilation de petites scènes anecdotiques ou de bons mots d’enfants pour, au contraire, permettre au spectateur, par de longs plans-séquences, de prendre le temps d’entrer ou de retrouver la petite porte du monde imaginaire de l’enfance.