Avec REC, déjà une certitude : aucun film de Jaume Balaguero n’avait suscité une telle attente. Le réalisateur ibérique est en effet la mascotte embarrassante de la catégorie la plus ennuyeuse du cinéma fantastique contemporain, une zone où sectes mangeuses d’enfants et fantômes discount claudiquent péniblement dans des fictions académiques et chichiteuses. Le fantastique espagnol a certes le mérite d’exister, mais son horizon – à l’image de la ringardisation express d’Amenabar – semble désormais plus bouché que la carrière d’un Renny Harlin à Hollywood. L’effet d’annonce qui a accompagné REC a au moins eu pour conséquence de secouer cette vieille carcasse de l’horreur-paella : du numérique, des zombies, du gore cracra ; bref, de quoi sortir, enfin, du gothisme neuneu auquel les films du cinéaste et de ses compères nous avaient habitués. De fait, le passage en salle de test le confirme : Rec est de très loin le meilleur film d’horreur venu d’outre-Pyrénées et son dispositif réserve quelques frousses assez mémorables.

Dispositif ? Le mot est fort, tant le film se contente de reprendre un procédé désormais éculé : le film-caméscope, le faux reportage heurté dont l’ancêtre serait Cannibal Holocaust et qui trouve, à Hollywood notamment, diverses exploitations depuis le fameux Projet Blair witch (Cloverfield, Redacted et Diary of the dead de Romero). Un signe des temps nourri de la pression des nouvelles images et de l’actualité (YouTube, l’Irak) sur lequel il paraît assez inutile de revenir. Balaguero et Paco Plaza se moquent comme de leurs premiers courts des enjeux idéologiques ou politiques d’un tel usage, et c’est tant mieux : après l’hyper-rhétorique Redacted, Rec advient en effet comme une petite régalade horrifique bien arriérée dont le seul horizon – la mise en place d’une terreur implacable et sans relâche – dit aussi quelque chose de notre époque, entre dégustation et frénésie, les deux pôles d’un cinéma de l’immédiateté et de la dépense incontrôlée donnant le maximum avec un minimum de moyens. Il n’est ainsi pas anodin que la première partie du film (la dégustation), description de l’arrivée de deux reporters dans une caserne de pompiers, soit de très loin le meilleur de l’œuvre entière de Balaguero : pas d’autre enjeu alors que de faire son nid avec précision et sobriété (une nuit d’intervention a priori banale) à l’horreur totale qui s’annonce. Vient alors la frénésie, et là encore le début est particulièrement prometteur. Arrivée dans un immeuble dont les habitants sont pris d’une incompréhensible panique, découverte d’une ignoble vieille bique surexcitée à l’étage, morsure atroce, sang qui gicle, et c’est parti : bloqués dans une cage d’escaliers, pompiers, reporters et locataires se retrouvent à la merci d’une armada de zombies complètement détraqués. Quelques idées saisissantes permettent d’instaurer un climat d’horreur assez singulier, marqué par une illisibilité des réactions et une indécidabilité de l’espace remarquables (le corps tombé d’on ne sait où qui s’écrase lourdement parmi les personnages réfugiés au rez-de-chaussée). Tout cela suffit, en moins d’une demi-heure, à confirmer REC en parfait pendant ibérique aux deux films les plus impressionnants de la décennie, Le Projet Blair witch (pour l’exploitation saturée des plans vidéo) et The Descent (pour l’aspect frénétique et claustro d’une terreur tubulaire en vase-clos). En outre, et même s’il n’est l’adaptation d’aucune franchise, Rec tire admirablement parti des principes du trip immersif de jeux vidéo tels que Silent Hill ou Resident evil, renvoyant les précédentes adaptations (notamment celle de Christophe Gans) à des années-lumière de son atmosphère minimale et paranoïaque.

Mais le film ne tient pas la distance et bugge dès qu’il s’agit de déployer ses enjeux sur la durée. Un peu comme si la paire Balaguero / Plaza, trop heureuse d’avoir loué un tel bolide clés en main (le moteur, le dispositif), avait oublié son scénario dans le coffre. Chaque tentative d’explication rapproche ainsi Rec de la série Z la plus pure, au point que Balaguero y recase in extremis, lors d’une séquence finale navrante, les restes de son vide-grenier gothique. Pire, la confiance en certains effets tous frais payés (plans tremblotant dans l’obscurité, zombies prêts à surgir de chaque recoin de l’immeuble) semble devoir dédouaner les cinéastes du moindre rudiment de mise en scène, Rec n’étant plus dans sa seconde moitié qu’une succession de scènes invertébrées, de tours de passe-passe et de vieux procédés fumistes par lesquels le moindre raccord est censé faire oublier tout l’enjeu de la séquence précédente (énorme : l’héroïne, coursée par une horde morts-vivants déchaînés, entre dans un appartement et se tire d’affaire en fermant la porte, comme dans un nanar de Bruno Mattei). On est évidemment bien loin de la science d’un Craven, d’un Nakata ou d’un Shyamalan à faire feu du moindre fragment d’espace pour instaurer la terreur. Ce jeu du chaud et du froid qui régit le film a au moins le mérite de rassurer : aussi efficace soit-il, un dispositif tendance ne suffit pas à faire d’un faiseur à gros doigts un architecte high-tech. Balaguero, qui a pour lui une indéniable humilité, ne semble pas dire autre chose lorsqu’il revient, lors de son pathétique climax, à une machinerie old-school sortie d’un épisode de l’Inspecteur Gadget (un vieux magnétophone dans lequel hurle un vieux scientifique fou). Réflexe pavlovien malheureux, encore, lorsque REC, qui se rêve en reportage CNN fonçant tête dans le guidon, se suspend en son cœur pour virer de manière incompréhensible au documentaire sociologique, un genre décrépi et théâtral qui gangrène d’académisme le cinéma espagnol dans son ensemble depuis les années 1970 (ici, la description artificielle et caricaturale de chaque personnage et de ses tares, en un petit cirque qui va de la famille d’émigrés chinois à l’hygiène douteuse au vieil homo raciste). Nourri d’un tel goût pour les retours en arrière, REC semble alors porter son nom comme un véritable boulet. Et dans ces circonstances, difficile d’oublier – et de ne pas regretter – que le film définitif du genre « panique numérique » a déjà eu lieu il y a bien longtemps (Blair witch, on se répète) et que malgré cela, la guerre entre breloques à l’ancienne et nouvelles images est loin d‘avoir choisi son camp. C’est la leçon la plus évidente à tirer de REC, film-symptôme d’une indécision qui neutralise le bric (le gore suintant, l’horreur viscérale de ses premières séquences) et le broc (la fillette spectrale à la Kurosawa qui rehausse comme elle peut l’intensité de la scène finale). En faisant ainsi joliment vaciller la frontière qui sépare la chair et le digital, en masquant avec malice les limites de leur petit objet sans idées, Balaguero et Plaza réactualisent à leurs dépens cette vérité si souvent masquée par la guerre des matières et des technologies dans laquelle s’est engagé le cinéma : celle du talent.