Dans le nouveau film de Raymond Depardon, il y a une situation qui amuse et qui retient l’attention parce qu’elle questionne la méthode du cinéaste : autorisés à pénétrer dans la cuisine d’un couple d’agriculteurs et à les filmer, le réalisateur et son cameraman sont interpellés par l’homme. Assis en bout de table avec, à ses côtés, sa femme qui prépare une tarte aux pommes, il demande quelques précisions sur les prochains lieux de tournage du film. Face au mutisme de l’homme à la caméra qui enregistre religieusement, il dit dans un sourire complice à sa femme : « Vous voulez pas causer. Vous êtes l’homme sans paroles ». Quelques secondes plus tard, dans la même pièce, c’est un troisième personnage venu pour le dîner qui oppose son mutisme à Depardon, un refus de parler qu’il concrétise par un geste, apparemment anodin, mais qui tient lieu de résistance passive à l’opération d’enregistrement : le jeune homme reste dans le champ -il l’ignore peut-être- mais sort de la cuisine pour gagner une pièce sombre -le fond du champ- et attendre dans un fauteuil avan la soupe.

La méthode de Depardon -discrétion absolue du filmeur à l’écoute du filmé- impose souvent une place délicate au spectateur. Un peu à l’image du récalcitrant décrit plus haut, mais pour des raisons inverses, on est parfois méfiant sur le procédé. Habitué à tant de paroles plaquées sur les choses filmées, on est presque en manque d’un commentaire, d’une explication : c’est qu’on trouve souvent dans les mots un lieu d’où l’on peut réagir face à ce qu’on voit ; on enrage contre un commentaire idiot, mal informé, superficiel. Les documentaires de Raymond Depardon ne donnent pas prise à ces réactions habituelles. C’est en ce sens qu’ils sont surprenants, par l’absence -apparente bien sûr- d’un point de vue marqué c’est-à-dire d’un point de vue dit qui passe par la discrétion de la caméra. Absence apparente bien sûr, car rien ne dit plus la présence de la caméra que la fixité du plan.

Premier chapitre d’une série que Depardon commence sur une région de la France rurale profonde -les Cévennes-, Profils paysans, l’approche ne déroge donc pas aux règles du système Depardon. Il s’agit de montrer un monde jusqu’ici interdit parce que non filmé. Le cinéma de Depardon repose sur ce principe simple, presque une tautologie : le film -et le monde qu’il découvre- existe parce le tournage est autorisé. Par la voix-off du cinéaste qui évite tout pathos, on apprend à plusieurs reprises, par quel moyen -le temps d’approche, l’autorisation d’un maire- les images ont été possibles. Une fois la liberté de filmer prise, que nous montre Depardon ? Ce que l’enregistrement sans intervention permet : quelques intérieurs, des cuisines le plus souvent et surtout des sons. Le monde paysan de Depardon est d’abord un silence peuplé : de mots bien sûr, échangés avec lenteur, portés par l’énonciation difficile de la vieillesse, avec vigueur aussi quand il s’agit de marchander le prix d’une bête ; mais peuplé aussi de sons innombrables : le gaz qu’on allume pour réchauffer le café, le tic-tac de l’omniprésente horloge, les bords du bol qui crissent sous le contact de la cuillère qu’on tourne…

A lire l’inventaire, on croirait une suite de clichés sonores, mais la force du documentaire est justement de ne pas faire un tableau convenu de la campagne, de ne pas verser dans la mythologie, qu’elle soit noire (le sans espoir pessimiste) ou heureuse (la campagne, salut pour les citadins tristes). Tout ce qui apparaît cliché sur le papier perd son aspect convenu une fois incarné : le rural profond est plutôt vieux, plutôt lent. Il vit encore au rythme du travail agricole et des saisons. Par bonheur, Depardon n’en tire aucune conclusion. Il montre seulement.