Il faudra s’y faire : Pirates des Caraïbes restera dans l’histoire. Non pour ses qualités ou pour un quelconque exploit technique, mais -on a les titres de gloire qu’on peut- parce qu’il est la transposition au cinéma d’une attraction foraine, à savoir un manège de Disneyland. C’est une première et, si l’on devait schématiser extrêmement vite, on pourrait dire qu’Hollywood doit être sérieusement en manque de fictions pour aller à la pêche aux histoires, après les vieilles séries télé et les jeux vidéos, du côté de Disneyland. C’est évidemment faux -ou pas tout à fait vrai- mais il y a indéniablement un signe à voir dans cette manière de faire ses emplettes un peu partout, jusque dans les grands huit, le signe d’une facilité et d’un je-m’en-foutisme -la facilité, en matière de cinéma, étant toujours le symptôme d’une carence, d’une déficience.

Pirates des Caraïbes, néanmoins, ne pâtit pas vraiment de cette ascendance roturière, puisqu’il a quand même bien fallu faire fictionner le manège (lequel, par définition, n’est pas un moteur de récit, ou alors seulement imaginaire). Le film tente de faire coïncider le service minimum des histoires de pirates (la jolie fille du gouverneur est enlevée par des pirates à jambes de bois, un intrépide héros se lance à leur poursuite) avec une histoire de malédiction pas éloignée du Fog de Carpenter -pour avoir volé un trésor, les pirates sont damnés et doivent errer sur les mers, la pleine lune révélant leur état cadavérique alors qu’ils apparaissent sous forme humaine le reste du temps-, prétexte à un ballet d’effets spéciaux numériques (les macchabées décomposés marchant sous l’eau à la manière de scaphandriers aux semelles de plomb). Pirates des Caraïbes aurait sans doute gagné à durer 90 minutes et pas 140 tant il est dénué de personnalité. Mais surtout il aurait dû se contenter d’exhiber à l’écran sa seule attraction, à savoir Johnny Depp, absolument génial, qui relève à lui tout seul le goût de cette barbapapa en celluloïd. Une minute sans lui est une minute perdue. Avec son allure de folle expressionniste et ses grands gestes de charlatan, ses acrobaties ratées et sa malice de galopin, il incarne un personnage ambigu (le seul du film), à la fois légende des mers ultra-sophistiquée et pirate de carnaval. A mille lieux de l’action, aérien et distancié par rapport aux autres personnages, tous blafards, il survole un film insipide et lui apporte une incroyable fraîcheur burlesque. Jamais dans un second degré roublard ou dans la dérision-clin d’oeil, Depp est une sorte de lutin farceur survolant les débats tel un petit vent dansant. Se souvenant de lui en petit rocker à mèche rebelle débarquant sur le tournage avorté du Don Quichotte de Terry Gilliam (cf. Lost in la Mancha), on se dit qu’il y a chez lui une folie unique et insaisissable, la plus intrigante du cinéma américain. Les pérégrinations de Johnny Depp dans le cinéma ultra-mainstream sont bien l’aventure d’acteur la plus passionnante du moment.