Parfois réduite à quelques adjectifs convenus, l’oeuvre radicale de Pasolini n’a rien perdu de sa force et de son pouvoir de transgression. Résolument placée sous le signe d’une « vitalité désespérée », elle révèle un artiste multiple (poète, romancier, cinéaste, dramaturge) qui n’hésitait pas à se remettre en question (voire à abjurer sa Trilogie de la vie), renouveler son style ou dépasser ses apparentes contradictions en un cinéma de poésie absolument unique.

L’esthétique et l’éthique du néoréalisme italien sont encore très présentes dans ses deux premiers films, notamment dans la volonté de choisir ses comédiens dans le peuple et de s’adresser à lui, sans démagogie ni tabou (voir le documentaire Comizi d’amore -1964). Et c’est d’ailleurs Anna Magnani, l’inoubliable interprète de Rome ville ouverte, qui jouera le rôle de Mamma Roma (1962), prostituée qui renonce à son activité -pas à sa verve- pour élever son fils, et pense-t-elle, lui offrir une vie respectable. Accattone (1961) fait surgir le sacré dans les borgate, ces périphéries peuplées de sous-prolétaires. Lors d’une courte scène d’anthologie, Accattone (Franco Citti) se tient penché, du haut d’un pont, prêt à plonger dans le fleuve. Une foule guette son plongeon, lorsqu’un jeune crie : « Ote ta chaîne et ton bracelet ! ». Il lui répond : « Non, je veux mourir avec mon or, comme les pharaons ! ». Autrement dit tout est question de point de vue : celui de Pasolini est volontiers frontal et de plus en plus affiné ; l’argot est poétique et savoureux, une lutte au corps à corps, transcendée par un extrait de La Passion selon Saint Matthieu de Bach. Si le portrait d’un proxénète surnommé Accattone et de ses amis pour qui le travail est un blasphème ne semble plus scandaleux de nos jours (quoique), le film donne une identité, un corps (Pasolini, grand cinéaste du visage) à ceux que la bonne société ignore. Le caractère brut et apparemment non taillé (montage sec, primitif et moderne à la fois) d’Accattone, en fait un joyau étincelant, où la poussière (le profane) ne lutte plus avec la lumière (le sacré), mais se fond en elle.

Réalisé en 1966, Uccellacci e uccellini poursuit la rupture stylistique amorcée avec La Ricotta, dès son générique en forme de farce décalée et cette citation de Mao : « Ou va l’humanité ? Bah ! ». Dans cette fable picaresque, un père (le célèbre comique napolitain Toto) et son coquin de fils (un Ninetto Davoli aérien) errent sur les routes d’Italie, bientôt rejoints par un corbeau parlant, philosophe désenchanté. Les espoirs suscités par les idéaux de la Résistance s’amenuisent, et le penseur (le corbeau) est ridiculisé, menacé, condamné à errer « à la recherche de frères qui ne sont plus » (voir le poème de l’auteur extrait des poésies mondaines). Avec son alternance de moments burlesques (hommage à Chaplin, Keaton), solennels (enterrement de Togliatti, ex chef du PCI), proches de la farce ou carrément situés au XIIe siècle (épisode des moines franciscains), Uccellacci e uccellini est une oeuvre inclassable. Mais derrière la truculence, l’aspect fragmentaire et disparate, le sarcasme a des accents mélancoliques. Une sublime mélancolie que l’on retrouvera dans le magnifique Oedipe roi (1967), que Pasolini considérait comme son film le plus autobiographique.