Quelle est l’origine du film ?

Je voulais essayer d’adapter Sous les yeux de l’Occident de Joseph Conrad dans la France contemporaine, mais c’était très difficile dans la mesure où Conrad dépeint, à la fin de l’époque impériale en Russie, une violence politique qui est sans commune mesure avec celle de la France d’aujourd’hui. Des ministres étaient assassinés, des anarchistes exécutés…. Je n’y arrivais pas, je n’avançais pas, et puis il y a eu l’affaire de Tarnac.

En quoi cela vous a-t-il aidé ?

Il devenait possible de construire un récit qui mêlait l’appareil d’Etat français, la police et des militants d’extrême-gauche. Jusque là, j’avais plutôt l’intuition que les gauchistes n’intéressaient plus ni la police ni le pouvoir en général. Avec Julien Coupat et ses camarades, il y avait enfin des militants d’extrême-gauche qui intéressaient à nouveau la police et des ministères régaliens. Cela me permettait de joindre les deux extrémités de la politique : des gens au pouvoir qui, en réalité, ne parlent jamais d’idées politiques et des gens qui ne parlent que de ça mais qui ne sont jamais au pouvoir. Avec Tarnac ça s’articulait tout seul. Mais très vite, j’ai décidé de ne me pas m’intéresser plus que ça à l’affaire, de ne pas faire un travail poussé de documentation par exemple. J’ai cherché à être crédible mais mon ambition n’était pas de faire une enquête scrupuleuse. Surtout, je n’avais pas envie de faire de cette affaire le centre de mon film. Elle est le point de départ d’une démarche romanesque.

Quels sont pour vous les grands films politiques ou d’espionnage français ?

Celui qui représente l’idéal que je m’étais fixé, c’est Triple Agent d’Éric Rohmer. Pour moi, c’est un des derniers très grands films français. J’aime aussi beaucoup Les Patriotes d’Éric Rochant évidemment, c’est un film très impressionnant. J’ai également une certaine tendresse pour certains polars avec Delon des années 70, même si ce ne sont pas forcément de très bons films. On a tendance à l’oublier mais il y a eu en France une tradition forte du cinéma polar politique très populaire.

On pense aussi à Chabrol, et à travers lui, à un projet balzacien que vous ambitionnez dans votre film. 

Oui, Chabrol, c’est aussi très important pour moi. Ma formation de départ c’est le cinéma mais mon inspiration est littéraire et pas cinématographique. Pour le dire autrement, mon film parle beaucoup plus de littérature que de cinéma. Très souvent, dans le cinéma français, on ne parle que d’un seul endroit à la fois (les pauvres, les riches, les banlieues, etc.) Balzac m’a été précieux car je voulais parler d’un maximum de milieux. Par ailleurs, je voulais aussi que les deux personnages masculins joués par Poupaud et Dussollier ne soient pas du tout définis par leur appartenance sociologique à un milieu.

En vous écoutant, on a le sentiment que le remède à un éventuel « vide politique du cinéma français », c’est Balzac, une structure balzacienne, un décentrement par rapport à l’idée de « personne central » qui dans Le Grand Jeu est d’abord là pour tendre un miroir à la société française.

Oui, c’est peut-être d’essayer de multiplier les lieux, de confronter les points de vue, de ne pas se cantonner à un milieu, à un sujet, en faisant abstraction des autres. Ça permet d’introduire un peu de dialectique. Et puis si le projet balzacien ne peut pas tout montrer, ce qu’il découpe dans le réel est quand même très ample et réussit à marier des thèmes très variés : l’âme, le corps, Paris, la province, les très riches, les très pauvres, l’art, l’économie, l’innocence, la cruauté, le pouvoir, etc.

Vous défendez tous les personnages au même titre que vous prenez au sérieux leurs idées politiques.

C’est une règle très stricte qui vient directement de ma formation cinéphile : chaque personnage doit être défendu. Je voulais, par exemple, que Joseph Paskin, qu’on peut considérer comme le méchant du film, soit aussi attachant que le héros et qu’on puisse tour à tour épouser le point de vue de tous les personnages.

On a l’impression que le cinéma français peine à filmer réellement des idées, et que c’est un peu le grand défi que vous vous lancez, avec ce sentiment qu’à chaque idée et à chaque lecture du monde correspond un personnage.

La figure du corps, les impasses névrotiques et les passions viscérales ont occupé, à mon avis, une place un peu excessive dans le cinéma français récent. Je ne dis pas que ce sont de mauvais thèmes, cela peut même produire de très bons films, mais enfin, il n’y a pas que cela dans la vie. Tout le monde n’est pas fou, violent et nous ne connaissons pas que des élans primaires. J’ai essayé de filmer des gens qui avaient des idées – bonnes ou mauvaises – et qui, lorsqu’ils se parlaient ,pouvaient éventuellement dire des choses justes ou, du moins, avoir un dialogue un peu fécond. Mon film émet l’hypothèse, peut-être un peu osée aujourd’hui, qu’il est possible pour deux personnes de dialoguer réellement.

En ce sens y avait-il des écueils à éviter au moment de dépeindre les militants de la ferme ?

J’ai essayé de faire en sorte que les gens, dans la ferme, ne correspondent pas à une image attendue du gauchiste contemporain. Par exemple, je ne voulais pas de gens indignés, énervés. Je voulais, dans mon film, une sorte de radicalité douce qui ne soit plus dans l’indignation parce que, pour mes militants, le système s’est déjà effondré, tout l’atteste, alors ils préparent simplement et calmement la suite. Ils sont presque sereins, même si certains connaissent le doute, comme les croyants.

Pourquoi ce titre, Le Grand Jeu ?

Guy Debord, dans Les Commentaires sur la société du spectacle décrit le fonctionnement du monde contemporain en le comparant à ce qu’on appelait le « Grand Jeu » à l’époque de Kipling, c’est-à-dire la rivalité entre les services secrets anglais et russes en Afghanistan – autrement dit, un imbroglio d’intrigues dont il est impossible de démêler les tenants et les aboutissants tellement ils sont complexes. C’était aussi le nom d’une revue surréaliste des années 20 et 30 dans laquelle écrivait Roger Vailland, un écrivain que j’aime beaucoup. On peut imaginer que Pierre Blum a pu écrire dans des revues littéraires ou sur l’art dans les années 90. Ce double sens convenait donc parfaitement.

Il y a aussi le « jeu » au sens ludique, notamment lorsqu’on reproche à Joseph de ne pas savoir s’arrêter de jouer, ce qui le rend finalement assez irresponsable…

C’est le metteur en scène du film mais il est très mauvais. Il est plus irresponsable que véritablement méphistophélique. C’est quelqu’un qui a une insuffisance morale, mais surtout il ne se soucie pas  des conséquences de ses actes, Pierre non plus mais dans un sens différent. C’est quand même un film qui dit que les hommes sont irresponsables et infantiles et que les femmes ne le sont pas.

Il y a eu des influences directes pour le personnage de Poupaud ?

J’avais surtout des références visuelles : Delon et son manteau dans Le Professeur de Zurlini, Elliott Gould dans Le Privé d’Altman ou encore James Caan dans Le Solitaire de Michael Mann. Des films où on voit un héros masculin glisser sur la surface de la société. J’ai aussi beaucoup pensé au Maurice Ronet des années 50-60.

Chaque personnage pourrait être un cliché mais chacun a le temps et la possibilité de se justifier. Cela passe par des dialogues que vous abordez souvent comme des tirades.

Je pense que le meilleur moyen d’écouter un personnage, c’est quand même de le faire beaucoup parler. Quand on prend ce temps, cela permet aussi d’instaurer un décalage entre ce que les personnages disent et ce qu’ils sont.

Les faire parler n’entrait pas en contradiction avec cette qualité de silence que demande le thriller politique ?

Si la question est : est-ce qu’il est possible de faire un film français et américain en même temps ? Je répondrais que j’ai fait le pari qu’on pouvait le faire. Je voulais que le thriller politique soit traité au premier degré, innocemment, pas comme une référence. Je ne voulais pas faire un pastiche de Conversation secrète de Coppola ou de A cause d’un assassinat de Pakula. Ensuite ma manière, très française, consiste à faire parler mes personnages dans des scènes souvent très longues. Je n’aime pas la tendance du cinéma contemporain à escamoter la scène : pour moi, il faut la traiter comme un obstacle à sauter. L’académisme aujourd’hui, c’est plutôt l’ellipse, une manière de traiter la scène qui consiste à contourner les difficultés.

L’âge d’or de votre film n’est pas seulement politique, il correspond aussi à l’âge d’or de la jeunesse : un âge où on vit de ses idées, on est cohérents par rapport à elles.

Le personnage joué par Clémence Poésy décide de vivre son militantisme au quotidien. Plus que la radicalité intellectuelle de Laura, ce qui m’intéresse chez elle, effectivement, c’est l’adéquation entre ses idées et sa vie. Disons qu’elle et ses amis réussissent à faire durer cet aspect de la jeunesse plus longtemps que d’autres.

Le film est comme la conscience malheureuse d’une génération qui a perdu son innocence…

La perte d’innocence devait être le point de départ du film et non pas l’arrivée. Qu’est-ce qu’on fait une fois qu’on a perdu ses illusions ? D’autant plus que Pierre a écrit un roman d’apprentissage : son apprentissage est terminé, dans tous les sens du terme. Le film raconte l’histoire d’une ou plusieurs renaissances : amoureuse, artistique, et pourquoi pas politique.

La lumière du film est très froide, très hivernale.

C’est évidemment un film d’hiver… pour autant nous voulions éviter, Sébastien Buchmann (le chef opérateur) et moi, que le film soit grisâtre et les couleurs délavées; il fallait qu’il y ait de vraies couleurs. Une de nos sources d’inspiration était Le Rideau déchiré d’Alfred Hitchcock, un beau film d’espionnage hivernal, mais également le travail de Gordon Willis, le chef opérateur du Parrain, d’Annie Hall, de Manhattan et des films de Pakula, donc une lumière plutôt des années 70. Je voulais éviter l’aspect documentaire tout en faisant en sorte que le film ne soit pas un pastiche de thrillers paranoïaques. Il devait trouver sa propre lumière et non pas être « à la manière de ».

Sur le découpage, les plans larges et les fondus au noir participent à créer cette atmosphère de thriller brumeux.

Déjà, le plan large est la meilleure échelle pour faire sentir la matérialité du froid, du paysage. Ensuite, c’est une manière de se référer à une certaine époque du thriller, avant que celui-ci ne devienne travailler exclusivement par la vitesse et la précipitation. De manière générale, j’aime les films qui ont un rythme assez serein où les évolutions, les bouleversements, les péripéties ne se produisent pas de manière voyante. Tout reste immanent. Pour le dire autrement, j’avais envie que le ton du film soit serein pour aller contre l’idée que pour filmer des personnages névrosés à l’intérieur d’une époque en crise, il faut forcément une forme en crise, une forme hystérique. On peut filmer de manière sereine le désarroi, la perte des repères. Il y a une phrase de Jaime Semprun que j’aime beaucoup : « Je ne crois pas que ce soit principalement de déraison que nous manquions aujourd’hui ». Filmer follement la folie ou le chaos de manière chaotique me semble être, depuis des décennies, le comble de l’académisme.

Filmer le chaos de manière maîtrisée, c’est ce que le thriller paranoïaque nous enseigne…

Dans les thrillers paranoïaques, il y a toujours un seul complot, il est invisible et infaillible. De mon côté, je voulais qu’il y ait plusieurs complots et que chaque complot se heurte à l’existence d’un autre. Mon film raconte l’histoire d’un complot qui échoue. Mes personnages ont un semblant de maîtrise. En politique comme en art, la maîtrise est malgré tout un leurre. Formellement j’avais envie d’une certaine tenue qui ressemble à une forme de maîtrise formelle, mais je désirais que cette maîtrise soit fragile. Même dans le classicisme hollywoodien il y a de la maitrise fragilisée par une forme de poétique, même chez Lang, qui est sûrement le cinéaste de la maîtrise absolue ; par exemple ses derniers films ont des significations très étranges.

Cette maîtrise et ce calme apparent est souvent ce qui permet aux cinéastes d’être de bons moralistes. Les films de Preminger par exemple, sont très calmes…

Preminger est très important pour moi. On trouve chez lui une sérénité, une hauteur de vue, une précision du trait et une ampleur générale qui sont pour moi une forme d’idéal esthétique. Qu’il filme la passion ou la stratégie amoureuse, les atrocités et les épopées du XXème siècle, il garde le même calme qui est un calme analytique, attentif, aimant.


Est-ce que cette volonté de maîtrise implique quelque chose de particulier dans la direction d’acteur ?

Mon principe de mise en scène est le suivant : quand il y a une difficulté on ne la contourne pas, et déjà cela a beaucoup d’incidences sur les comédiens. Par exemple, je ne peux travailler qu’avec des comédiens très professionnels et aguerris. Je n’ai pas un rapport de manipulation avec eux, je leur dis directement ce qu’ils doivent faire. J’ai choisi mes acteurs parce que je savais qu’ils pouvaient travailler dans le sens du film et que je pouvais travailler avec eux d’une manière frontale et non biaisée; c’est peut-être un idéal de cinéma classique.

La forme indique le jeu d’acteur…

C’est plutôt l’inverse : le jeu d’acteur indique la forme. Je pense que la mise en scène des films contemporains est pour beaucoup conditionnée par les mauvaises habitudes des comédiens, mauvaises habitudes qui sont dues aux demandes des metteurs en scène. Quand un comédien n’a pas de rythme, on le reconstitue par le montage. On peut le sauver par un certain type de mise en scène. Les films se ressemblent beaucoup aujourd’hui parce que les comédiens ont les mêmes insuffisances : ce n’est pas de leur faute, à nouveau, c’est à cause de ce qu’on leur demande mois après mois. Rohmer ou Truffaut disait : on préfère un comédien qui dit faux un texte juste à un comédien qui dit juste un texte faux.

Pourquoi avez-vous choisi Melvil Poupaud pour incarner Pierre ?

Avec Melvil c’est assez particulier : quand j’avais vingt ans je me disais que j’aimerais faire mon premier long métrage avec lui – mais c’était quelque chose de très vague, je passais mon temps à voir des films, je n’imaginais même pas comment on pouvait écrire un scénario. Ensuite, j’ai été critique de cinéma pour le magazine Sofa et j’ai interviewé Melvil plusieurs fois. Quand j’ai eu l’idée de faire Le Grand jeu, choisir Melvil était devenu une évidence presque existentielle, c’était comme une promesse que je m’étais faite à vingt ans. J’ai donc écrit le personnage de Pierre pour qu’il soit compatible avec lui. En plus, Melvil a eu des choix de carrière extrêmement exigeants, ce qui, d’un certain point de vue, a pu l’handicaper. Cela raccordait totalement avec le personnage de Pierre.

Pierre est le personnage le plus désaffecté et en même temps le plus romantique. On comprend par petites touches que son truc, c’est l’amour.

Oui, de toute façon, le type de scénario que je déteste c’est : « l’idéaliste déçu dont les convictions sont remis en cause par le réel ». Dans mon film, les personnages sont au-delà du moment où la politique, la vie les auraient déçus. Ce n’est pas un film sur des gens qui n’y croient plus, c’est un film sur l’étape d’après. Dans le film, Pierre dit que quelque chose n’a pas eu lieu pour sa génération, qu’elle n’a produit ni utopie réelle, ni mythologie, ni même de base à un combat durable. Mais il est encore jeune et il se pose la question, comme beaucoup, de ce qu’il est possible malgré tout de vivre à présent.


Qu’il s’agisse de la sphère politique (La République, Le Grand Jeu) ou le milieu du journalisme culturel (Agit Pop),  il y a un ton fortement critique qu’on retrouve dans tous vos films. Est-ce que votre prochain long-métrage poursuivra cette veine ?

En fait, je crois que ma démarche consiste à être impitoyable avec les institutions et les groupes, et au contraire à chercher à sauver les individus. Le film que je prépare aura sans doute ce point en commun avec mes autres films. Et puis cela traitera encore de politique mais d’une manière très différente.

Dans Agit Pop comme dans Le grand jeu, le grand méchant loup ce n’est pas tant la politique que la presse – la grande puissance aveugle, la grande intelligence…

C’est un peu plus compliqué : que ce soit dans Agit Pop ou La République, la fonction du journaliste, c’est surtout de dissimuler que ce dont il parle n’existe plus. Mais ils ont une circonstance atténuante : si ce mensonge était découvert, ils se retrouveraient au chômage.

Stevenson et Dickens contre Foucault et Pierre Clastres. La théorie politique contre la littérature. Ceux qui pensent que les idées ne marchent pas contre ceux qui pensent qu’elles marchent : les sciences humaines.

C’est une chose que nous apprend la littérature : les idées seules ne suffisent pas. Le film parle beaucoup de l’objet livre : sa conception, sa fabrication, sa diffusion, son existence dans l’espace public. Comme le personnage principal est écrivain, il a toujours un livre sur lui même si on ne le voit pas forcément. Il s’inscrit dans un certain type de littérature d’aventure : Dumas, Dickens, Stevenson. Cela détermine son attitude par rapport à la vie, une attitude qui se passe très bien de théorie politique.

Propos recueillis par Murielle Joudet