My Soul to take n’est pas le dernier, mais l’avant-dernier Wes Craven. Tourné en 2008, le film nous arrive après un long tour du monde des sorties en salles commencé en 2010, et donc après un Scream 4 pourtant plus récent (2011). La raison ? Des bruits de couloirs pas très flatteurs. Le film serait nul, Craven à bout, fini, vidé. 3D appliquée à la dernière minute, fin retournée in extremis, projections tests affreuses, presse américaine mordante, score minable au box office, il était permis de craindre le pire. Or My soul to take est une réussite. Teen movie tourmenté, oeuvre inquiète, d’une absence d’ironie aussi belle que totalement inattendue de la part de son auteur. Dans la ville de Riverton, un tueur en série est abattu par la police. Seize ans plus tard, une poignée d’ados s’imaginent que chacune des personnalités du tueur les habite, et que son fantôme va revenir les éliminer. Aux premiers morts, une question se pose : le tueur reprend-il en effet sa croisade sanglante, ou bien l’un des ados se prend-il pour lui ? Autrement dit, à quoi tient l’innocence ? Sommes-nous dans l’enfance, dans l’âge adulte ?

Question centrale du cinéma de Craven, depuis La Dernière maison sur la gauche : de l’innocence, du puritanisme, et dans ces choses-là le retour carnavalesque du refoulé. Craven s’est toujours méfié de cette innocence, d’abord pour lui celle de l’Amérique reaganienne des années 80, qu’il s’est amusé à faire cauchemarder avec Freddy Kruger, ouvrier obscène épouvantant les bourgeois avec ses blagues salaces, et ses évocations peu glorieuses du passé (titre v.o. des Griffes de la nuit : A Nightmare on Elm Street, Kennedy ayant été tué à Elm Street, à Dallas, vingt ans plus tôt). Dès lors, Craven s’intéresse à la porosité des mondes, des espaces, des consciences – à tout ce qui permet à l’inconscient de filtrer, de contaminer l’innocence de ses personnages. D’où ses liens forts, génétiques, avec l’univers de La Quatrième dimension dont la modernité consistait déjà, au début des années 60, à aborder ces questions-là. Son cinéma a par la suite évolué sur ce seul principe de circulation, devenu marque de fabrique, et métamorphosé au fil des années en grand carnaval méta (depuis Freddy sort de la nuit jusqu’à la saga Scream, en passant par Cursed), où l’horreur, le burlesque et l’ironie se reflétaient en permanence. Avec un cynisme d’ensemble qui pouvait commencer à lasser.

Dans My soul to take, les ados continuent de rentrer dans les chambres de leurs copains en passant par la fenêtre (constante chez Craven), comme des loups prédateurs. L’âge adulte ne passe jamais par la porte. Seulement cette fois-ci, Craven explore la fin de l’enfance du point de vue de l’enfance, et non de cet âge mûr bourré d’ironie et d’humour gouailleur dont il avait jusque-là fait preuve. Il s’agirait ici, en réalité, d’un pre-teen movie, les personnages paraissant bien plus jeunes que ceux des Scream ou des Freddy. Leur candeur est surprenante, la façon dont ce vieux baroudeur de l’épouvante les met en scène, avec une réelle empathie, déroute, bouleverse presque (notons d’ailleurs que l’interprétation, du premier au second rôle le plus reculé est vraiment excellente). Pre-teen movie, donc, dans lequel la puberté fait figure de véritable hantise, angoisse viscérale, compensée par la création d’imaginaires. C’est là que le film frappe fort. D’une part dans le microcosme des kids, gros carrefour d’histoires à dormir debout mais auxquelles ils croient tous (outre la figure mythique du croque-mitaine, il y a Bug et son obsession des condors, Fang la petite mafieuse, Penelope et son mysticisme, etc.). Par ailleurs, dans des scènes totalement inquiétantes, parmi les meilleures vues depuis longtemps chez Craven (cf. la scène dans laquelle Bug, en proie à des changements de personnalités, se met soudain à adopter celle de son copain dont il imite comme un miroir le moindre geste, sans pouvoir s’arrêter – ou encore celle de l’exposé sur les condors, assez proche d’un Carrie, s’achevant par une explosions d’humeurs dans la classe). En plein dans l’univers enfantin du jeu et du mime, ce sont des trouées lugubres vers l’âge adulte et la mort, que les personnages se découvrent avec un effarement merveilleusement capté par Craven. Quand ils meurent, on dirait que c’est parce qu’ils ont refusé de grandir : ils meurent comme des petits enfants, en disant au revoir à leurs bébés pas encore nés, ou en balançant leurs pieds au-dessus du sol, comme des poupées.

Curieusement, ou pas, tant il nous est arrivé ces dernières années d’être déçus avec le maestro, le film excelle dans l’inquiétude autant qu’il échoue dans la terreur pure. Outre l’ouverture du film vraiment affreuse mais heureusement courte, le dernier quart d’heure (après une confrontation familiale entre Bug, sa soeur et sa mère adoptive, hallucinante de maîtrise) fait retomber les attentes méticuleusement échafaudées pendant plus d’une heure. Mise en scène, écriture, plus rien ne va ; résultat peut-être des changements imposés par les studios. Mais Craven nous aura quand même montré des signes, assez inespérés, d’une très grande santé : jamais, depuis peut-être les tous derniers plans des Griffes de la nuit, il n’avait mieux filmé l’adolescence.