Il y a, dans cette première réalisation d’Eva Ionesco, autant de partis-pris dangereux que d’écueils savamment évités. Engagée sur une piste autobiographique glissante (celle d’une jeunesse en forme de fait divers), la fillette hantée que reste Ionesco s’empresse de neutraliser tout misérabilisme, tout épanchement égocentré, lesquels sont l’apanage de l’adulte : on entre ici en terre enfantine. Soumise aux fluctuations illuminées d’une mère fantasque qui utilisait sa fille comme modèle érotique trop précoce, l’enfance en question est évidemment dénaturée ; mais il s’agit d’une enfance malgré tout. La cinéaste pose un regard de gamine sur son microcosme d’antan, filmé avec une volupté insouciante, comme on s’abandonne à un jeu d’écolier.

Jeu de la reconstitution, d’abord, d’une époque rétro, ranimée par quelques vieilles nappes et deux-trois coloris qui fleurent la naphtaline – on est moins dans la gravité naturaliste que dans l’heureux bricolage de dinette. Jeu des limites, ensuite : comme un inoffensif touche-pipi qui dégénère en strangulation, les frasques photographiques de la marâtre commencent par séduire l’oeil, puis d’un seul coup, le malaise vient rompre l’espièglerie. La petite s’amuse un temps, et le spectateur avec, mais la dentelle des culottes se révèle : le manège grince alors quelques instants, avant de repartir de sa jolie musique, malgré l’embarras général.

Il faut dire que ce passé serait difficile à figurer sans le vecteur du jeu : le trauma, presque impossible à représenter (l’actrice commença à poser dès quatre ans, contre onze pour son alter ego dans le film) ne génèrerait probablement, filmé en l’état, qu’une tâche de noirceur sans bords. Ionesco use donc d’un décalage pudique pour mettre en scène, paradoxalement, l’impudeur même. Plutôt que de le restituer, elle s’évertue ainsi à déguiser le souvenir d’enfance : chaque évènement s’enveloppe de lyrisme, chaque figure se pigmente d’une couleur burlesque, comme issue de quelque conte tordu. La légèreté est une manière d’ouvrir l’interprétation (Hannah, la mère, est-elle un génie jusqu’au-boutiste ou bien une folle à enfermer ? Où commence, où se termine la liberté de l’artiste ?), mais c’est aussi l’occasion de dépasser la stricte autobiographie pour peindre un certain moment, une certaine école artistique : soit ce cénacle de dandys versés dans le New Age, où sexe et art fusionnent dans une équation amoureuse, et auquel appartenait Irina Ionesco. Ici, le filmage enfantin se justifie d’autant mieux que ces mœurs appartiennent à une dimension autre, lointaine et surréaliste, que l’on scrute aujourd’hui avec la candeur d’une tête blonde.

Le dernier tiers du film creuse plus directement l’hybridité quasi monstrueuse de la relation mère-fille. Mais sur cette corde sensible, le film trébuche un peu, et brise sa mise en scène à hauteur de gamine au profit d’un agencement des faits psychodramatiques – les démêlés de Hannah avec la justice, sa fuite en avant. Le ralentissement nuit à l’envol attendu, qui en définitive n’arrive pas vraiment. My little princess ne cesse pourtant d’exercer une fascination pour l’étrange monde adulte, tourmenté par les excès créatifs, les dérèglements des désirs ; car c’est au fond de l’âge adulte qu’il est question, et de sa part possible d’innocence. Aux décadents Denis Lavant et Huppert, Ionesco oppose d’ailleurs la cour de récrée de la jeune Anamaria Vartolomei, où les sixièmes singent le ridicule des aînés avec une drôlerie lucide. Il y a là un habile contrepoint satirique, mais aussi le petit théâtre d’une enfance libre et virevoltante telle qu’on l’a sans doute volée à l’auteur.