Pourquoi Joao Pedro Rodrigues a-t-il, pour filmer l’ouverture, suivi pendant trois semaines une troupe de soldats en manoeuvre ? La forêt ressemble à un studio, et le camouflage des soldats à du maquillage et à des accessoires de scène. Pourquoi a-t-il suivi une vraie troupe, si c’est pour nous faire douter qu’il s’agit d’une vraie troupe dans une vraie forêt, avec de vraies tenues de camouflage ? C’est sans doute qu’il a besoin d’être hanté par la réalité, ses fantômes et ses esprits.

Qui n’a pas assisté à des obsèques ? Toute la difficulté de ces messes où on salue le mort pour la dernière fois, c’est de lui rester fidèle. De l’encenser, mais rien que pour ce qu’il a été. D’être inspiré, mais pour s’en tenir à ce qu’il était, ni plus ni moins qu’un homme. Ne pas remplacer l’hommage par une musique sentimentale. Là, l’homme est à moitié femme, ex-reine du travesti mais pas transsexuelle : Tonia. Le film raconte comment, à défaut de recevoir l’extrême onction d’un représentant de ce Dieu qu’elle prie, elle accomplit seule son rite de passage vers l’autre monde, puis reçoit l’ultime sacrement d’un amour fou en une séquence finale qui récapitule, en un travelling bouleversant, tout ce que Joao Pedro Rodrigues avait voulu faire – et raté – dans Odete. Mourir comme un homme est une messe pour Tonia.

Cette messe, Joao Pedro Rodrigues l’a écrite à partir d’une enquête. Pendant des mois, il a fréquenté et interviewé des travestis et des transsexuels lisboètes. Ensuite, il a laissé décanter. Pendant que la lie se séparait des exhalaisons, il buvait en rêve la coupe jusqu’à la lie. « Le peintre ne devrait pas seulement peindre ce qu’il voit devant lui, mais aussi ce qu’il voit en lui » (Otto-Runge, un peintre romantique allemand).Quotidien de l’enquête, enchantements du conte, vérité du rite de passage, fidélité de la messe. Enfin un film qui prend le risque de la synthèse alchimique. « Si la nuit même se levait, si un jour nocturne et une nuit diurne pouvaient nous embrasser tous, ce serait enfin le but suprême de tous les désirs » (Friedrich, autre peintre romantique allemand).

Dans Mourir comme un homme, la rutilance plastique – Hollywood de studio – n’entre en contradiction ni avec l’économie underground très années 70 – cinéma de recherche qui aimait l’allégorie -, ni avec la factualité documentaire. Le film s’équilibre par ses rimes internes, comme un poème. Trois exemples. Il n’y a qu’une seule séquence d’amour partagé et de liesse, qui vient quand on n’en peut plus des tensions domestiques – premier miracle qui prépare le second, encore plus grand. L’ouverture trace des chemins qui sont ensuite repris comme des leitmotiv (le maquillage, le fils, la forêt de conte, la sorcière Maria Bakker). Si l’on ne voit aucun spectacle de travesti au cabaret, en revanche on voit celui, venimeux, de Maria Bakker dans un environnement forestier anti-spectaculaire.

Les Portugais invoquent Notre-Dame du Rosaire, disent leur rosaire ou en ont un, mais Rosario n’est pas un prénom portugais (c’est en Espagne que Rosario est un prénom, et féminin). Tonia a son Rosario : un petit amant nerveux et drogué qui s’appelle Rosario (comme d’autres s’appellent « Le Petit tailleur » ou « Rose à l’épine endormie »). Il reste de l’enquête une consistance documentaire jamais amoindrie, une quotidienneté sans fard. Joao Pedro Rodrigues a maintenu l’âpreté qui couture les paillettes en montrant les gestes, durs, nerveux de Rosario, la masculinité irrémédiable de Tonia, et plus généralement le gris de la fin de vie d’un travesti échec et mat qui n’arrête pas de râler, d’accuser ou de craindre.

Les chiens sont à la clef des trois plus beaux films sortis récemment. Dans Bad lieutenant, le chien, énorme, est le témoin placide et muet des situations aberrantes. Comment il s’appelle, déjà ? A-t-il vu Terence sniffer de la coke dans la voiture où un gamin de quinze ans, témoin de cinq meurtres, ne dort pas vraiment ? Il est le chien par qui le scandale de l’égarement arrive, le véhicule d’une réalité qui vire au grotesque, car il est, en moins paumé, le double animal des paumés défoncés. Dans Lettre à la prison, un petit chien blanc, qui a crotté sur la banquette d’un train, se fait jeter par la fenêtre. Lui, il est l’ange d’un cauchemar ironique et réaliste. Son maître, un Tunisien qui a perdu son innocence depuis que, en terre étrangère, il est regardé comme un étranger, la perd une seconde fois, sous d’autres regards accusateurs, de cette façon dérisoire : en jetant le chien d’un geste aussi mécanique qu’ignominieux, aussi burlesque qu’allégorique. Dans Mourir comme un homme, le petit chien Agustina et le grand chien Vagabond sont à l’arrière de la voiture. Ils ne sont pas les toutous obligés des grandes folles. Ils dorment. Ils détendent l’atmosphère. Ils sont les doubles apaisés de Tonia et de Rosario. A l’origine de son film, Joao Pedro Rodrigues avait une seule image : celle d’un petit chien blanc anonyme, courant sur une plage, perdu.