Cinquante ans, c’est pile ce qui sépare le nouveau film d’Albert Serra de La Prise de pouvoir de Louis XIV, produite et diffusée en 1966 sur les ondes hertziennes de l’ORTF. Le réalisateur catalan a beau s’en défendre : il se trame comme une continuité souterraine entre l’oeuvre maîtresse de Roberto Rossellini pour la télé française et sa Mort de Louis XIV, qui vient reprendre la trajectoire du Bourbon cinq décennies après son ascension, tandis que l’homme se meurt laborieusement dans le confinement de sa chambre. Au-delà du raccord de calendrier, ce sont plusieurs hasards et résonances, qui opèrent comme autant de passerelles et font de ces deux films une sorte de diptyque secret.

D’un côté : une naissance ; de l’autre : une mort. La Prise de pouvoir de Louis XIV décrivait ainsi l’accession au trône du jeune monarque après quelques années de régence. Le film suivait avec un curieux mélange de concision et de méticulosité les différentes étapes de cette prise de fonction, qui a vu Louis XIV ériger autour de lui un faste et une rigueur protocolaire sans précédent, à même de revaloriser la fonction monarchique et de lui soumettre l’ensemble de l’aristocratie, devenue prisonnière de Versailles et esclave de l’étiquette royale. La naissance d’un soleil qui, pourtant, débutait par une mort, celle du cardinal et surintendant Mazarin, accompagné par le film dans ses derniers râlements d’homme d’Etat.

Sauf qu’on aurait bien tort de voir dans cette ouverture funèbre la source d’inspiration de Serra. Si continuité il y a, elle est à chercher plutôt à l’autre extrémité du film de Rossellini, au dernier plan de la dernière séquence, quand le jeune souverain devenu despote courait s’enfermer dans ses bureaux personnels, se débarrassait en quelques gestes de son pénible accoutrement d’apparat, pour révéler à voix haute la philosophie artificielle de sa toute puissance : « Le Soleil ni la mort ne peuvent se regarder fixement. » Cette maxime, fameuse, de La Rochefoucauld, semble ainsi avoir traversé un demi-siècle de règne pour s’installer ironiquement au-dessus du vieux monarque, comme une bulle de bande-dessinée révélant l’inévitable conclusion de son destin. C’est comme si Serra avait entendu cette maxime comme un défi, ou une note d’intention : il s’agira donc de regarder à la fois le Soleil et la mort – ou plutôt, un soleil en train de mourir. Le film débute à ce titre par un plan magnifique – le seul d’extérieur sur près de deux heures – où le roi, assis et diminué, contemple le couchant à l’horizon comme s’il se regardait lui-même disparaître dans un miroir.

C’est peut-être faire beaucoup d’honneur à Serra, lui-même très fanfaron, que de faire parler ainsi les coïncidences pour offrir à son dernier opus une généalogie high class. Il faut dire que, depuis le début de sa carrière, le cinéaste n’a cessé de jouer au chat et à la souris avec ses sujets et ses références, en faisant de chaque nouveau film un jeu de pistes et de haute culture – œuvres à la fois majestueuses et roublardes, au milieu desquelles le spectateur peine parfois à savoir si la mise en scène se tourne les pouces ou se creuse la tête. Un cinéma dont le génie, dissimulé à égale distance de l’audace et de l’imposture, est sauvé chaque fois du péril par sa manière de conférer une ligne claire à un fourmillement de challenges conceptuels.

C’était, hier, trois films comme autant de miracles, où il s’agissait invariablement de s’emparer de grandes icônes de l’imaginaire occidental (avant Louis XIV, il y eut dans l’ordre : Don Quichotte, les Rois Mages, Casanova et Dracula) pour les abandonner à de simples promenades à ciel ouvert. Chaque fois: des légendes ramenées à la vie mais livrées à elles-mêmes, lâchées sans transition sur le plancher des vaches. Sauf que dans La Mort de Louis XIV, Serra délaisse ce dispositif itinérant et ses extérieurs écrasants pour une installation immobile et étouffante. Louis XIV, ici, a près de 77 ans et ne peut plus se mouvoir. C’est donc dans l’oeil stagnant du cyclone (une chambre à coucher et quelques vestibules) que le film tente de déplier une étourdissante cosmogonie funèbre, comme si un univers entier venait se poser au chevet d’un astre agonisant.

On pouvait craindre de voir Serra tourner inutilement en rond dans ce huis clos livré aux aléas de santé du roi et aux incertitudes de ses médecins, mais le cinéaste conserve même entre quatre murs son acuité sensorielle hors-du-commun, donnant à ses décors calfeutrés des airs de cloaque funéraire. Séquence après séquence, le film organise ainsi une petite chorégraphie de maison hantée nobiliaire : sujets et courtisants glissent à l’écran comme sur des rails de train fantôme, grouillent autour de Louis XIV comme des asticots autour d’une charogne divine. Il faut voir cette camarilla embarrassée ausculter le corps du roi comme une gigantesque et indéchiffrable machinerie – créature de Frankenstein dont chaque lambeau sacré se doit d’être rafistolé, tandis que la caméra en enregistre méthodiquement l’inéluctable dégénérescence.

De ce point de vue, le choix de Jean-Pierre Léaud est à la fois cruel et très beau, offrant au dauphin de la Nouvelle Vague une haie d’honneur en forme d’autopsie grandiloquente. Cela a déjà beaucoup été écrit : La Mort de Louis XIV est à la fois une fiction sur un roi qui meurt et un documentaire sur un acteur qui vieillit, jamais très loin de l’esprit cruel de ce jeu d’enfant consistant à recouvrir une limace de gros sel pour la regarder se tordre en tous sens. Si ni le Soleil ni la mort ne peuvent se regarder fixement, Serra profite donc que les lumières s’éteignent pour fixer plein cadre une double vanité, à la fois nature morte (un corps en train de pourrir) et naufrage d’un imaginaire (la monarchie de droit divin). Croulant sous sa perruque moutonnante, étouffant de chaleur derrière ses draps de velours, le roi semble voir son énergie vitale aspirée par les signes et postiches qui hier composaient sa grandeur.

Avec La Prise de pouvoir de Louis XIV, Rossellini radiographiait le déploiement réfléchi d’un protocole symbolique, visant à soumettre l’appareillage politique à une pure vue de l’esprit. Cinquante ans plus tard, Serra opère sans autre forme de procès la vengeance patiente du biologique, en soumettant cette force autocratique aux lois fatales du réel  – « Regardez : la voilà, la réalité », proclamait Casanova dans Histoire de ma mort, devant une carcasse de bœuf qui présageait l’éviscération brutale clôturant La Mort de Louis XIV. Une vengeance qui, à vrai dire, confirme un peu plus la résolution – en partie vaine, mais totalement vertigineuse – du cinéma de Serra : arracher les mythes de leur profond sommeil, pour les livrer sans délai à l’expérience de leur propre extinction.