L’intransigeance du cinéma d’Alexandre Sokourov se caractérise par la gravité de ses sujets (Mère et fils, notamment, raconte la dernière journée d’un fils et de sa mère avant que celle-ci ne meure) et la radicalité de ses choix esthétiques (un travail systématique de recréation de l’image par la distorsion ou la couleur). Nouvelle démonstration avec Moloch, construit autour de l’évocation d’une journée dans la vie d’Hitler et d’Eva Braun, et dans lequel le cinéaste ne déroge pas à sa stricte ligne de conduite.

Prenant le parti d’adapter plutôt que de retranscrire, Sokourov vise plutôt une recréation ontologique du personnage du Führer. Les premiers plans du film confirment ainsi la liberté prise avec la réalité. Conformes à ce postulat, les protagonistes subissent un traitement qui tient à la fois du monstrueux et de la plus triviale humanité. L’objectif du cinéaste consiste à révéler le mélange de pathologie et de cruauté qui les définit en les ramenant au niveau du commun des mortels. Toute la distance que pourrait engendrer une vision « iconique » se trouve ainsi habilement supprimée. Hitler n’est plus qu’un vieillard souffreteux qui mange de la soupe et fait ses besoins dans les bois tandis que son entourage prend l’apparence d’un bestiaire aux formes grotesques et malsaines (Goebbels rappelle étrangement le nain fantasmatique de Lost Highway de David Lynch !). Parmi eux, seule Eva Braun conserve sa dignité. Personnage énigmatique -on ne sait si c’est une sotte ou une intrigante inspirée-, elle nous permet d’accéder à l’intimité de celui qu’elle nomme affectueusement Adi. C’est par elle que sont mises à jour ses névroses, ses caprices et sa férocité. En humanisant Hitler à l’extrême, Sokourov souligne la problématique des rapports entre l’homme et le pouvoir.

Moloch nous fascine aussi par son traitement formel fondé sur la mythologie du mal et l’iconographie nazie. L’action du film se déroule intégralement dans un château dont l’extérieur est entouré de brouillard et l’intérieur rongé par une lumière verdâtre. L’irréalité qui se dégage du lieu tend à créer une aura maléfique autour d’Hitler et de ses acolytes, et dont on peut trouver la résonance dans les très beaux plans qui figurent les soldats nazis. Leurs silhouettes, fixées dans une position rigide, se détachent d’un fond blanc, et sont réduites à l’abstraction d’une idéologie. Moloch est un grand film car il se maintient au niveau de la représentation. Plus que jamais, le cinéma de Sokourov repose sur les qualités transcendantes des images, usant à la fois de leur pouvoir d’artifice et de réalisme. Il est un des rares à le faire…