A la première image du film naît l’impression, pénible, que nous allons assister moins à l’enterrement d’une mère qu’à celui du cinema de Moretti. En filmant un conflit social, d’abord derrière les policiers, puis parmi les rangées de travailleurs, la caméra semble épouser tous les points de vue: cela sonne, pour une oeuvre ayant élevé la critique subjective de la société italienne au rang de comédie intime, comme un terrible aveu de paralysie.

Sauf que – fausse piste – cette caméra n’est pas dirigée par Moretti, mais par Margherita, le personnage principal de Mia Madre. Et l’on comprend vite que son héroïne ne vaut, comme cinéaste, pas grand chose. Ruse de Moretti qui projette sur l’écran un double féminin dont les images ne peuvent pas faire concurrence aux siennes. Ruse qu’il faut prendre comme un avertissement adressé au spectateur : si le film de Margherita importe si peu, c’est que compte moins ce qui est vu (la trop grande évidence d’un cinéma engagé) que celui qui voit. C’est-à-dire son point de vue, aussi flottant et indécis soit-il. Car en prenant soin de filmer à de multiples reprises le regard de son héroïne, le cinéaste finit par dessiner le motif d’une légère hébétude, face à un monde quotidien qui ne va plus de soi. Il faut dire que les yeux bleus de son interprète, la magnifique Margherita Buy, sont embués de tristesse comme si tout en elle prenait doucement l’eau. Et, de fait, le film réunit des âmes qui chavirent, tanguant sans plus d’amarres sur les flots d’une tempête si intime qu’elle ne se montre pas, ou rarement. Si la fille et le frère de Margherita (interprété par Morretti) en goûtent eux-mêmes des rafales, c’est cependant bien elle qui en subit les plus grands assauts. Mère divorcée et séparée de son dernier compagnon, elle se montre impuissante dans sa vie comme sur son plateau de tournage, tant son esprit est ailleurs.

Ailleurs, c’est à dire là où se retire sa mère, vieille dame drapée dans sa vieillesse, ballotée d’une chambre d’hôpital à une autre, tandis que son regard se grise et que sa voix s’éteint comme un murmure automnal. Mia Madre n’est pas un film sur le deuil (celui-ci, Moretti l’avait réalisé avec La Chambre du fils), mais sur le retrait, ce délicat passage des êtres vers leur propre absence, aux autres et à eux-mêmes. Et ce retrait résonne si intimement auprès des proches que leur propre présence au monde semble à son tour être affectée. Face à la disparition prévisible de leur mère (et de leur grand-mère), chacun défait ainsi la pelote de ses projets, comme si l’idée désormais absurde de l’avenir s’effondrait devant le mutisme du présent. Le frère quitte son travail, la sœur le désinvestit, la petite fille veut abandonner le latin. Comment faire quand la vie n’adresse aucun signe ? Tout le film semble ainsi prendre discrètement la forme d’une errance contemplative en quête d’une expérience authentique du monde.   

Mais de quelle expérience s’agit-il, au fond ? Pas celle, en tout cas, que semble réclamer l’acteur américain joué par un volubile John  Turturro. Engagée sur le film de Margherita, cette star de poche virée histrion déclame dans un accès de colère emphatique qu’il veut « retourner à la réalité ».  Et la seule réalité qu’il peut découvrir est celle de son amnésie. Acteur sans mémoire des textes et des visages, le monde est donc pour lui une éternelle source de renouvellement. Tous ses signes de maîtrise ne sont que des feintes pour ne pas montrer sa fragile présence au monde. Et la douceur du regard de Moretti est de nous faire d’abord croire que nous rions contre lui, avant de nous faire rire avec. S’il y a des personnages secondaires dans ce cinéma, il n’y en a donc pas de petits. Le temps d’une seule scène, chacun aura droit à un morceau d’existence, et à connaître le ballet d’ombres qui se joue dans les coulisses du film.

Ombre de la mère dont la maladie plane sur la vie des enfants, mais ombre, aussi, des enfants eux-mêmes. A deux reprises, Moretti les filme l’un et l’autre soliloquant au chevet de la mourante, sans qu’on ne voit si son corps, ni son visage. Deux scènes identiques où s’engage moins un dialogue d’enfant à parent, qu’une introspection avec leur propre part secrète, dérobée à la lumière du quotidien. Faux film diurne, Mia Madre fait de sa ligne claire la forme même du plus grand des mystères, où s’entremêlent sans hiérarchie les songes de la nuit et les sollicitations du jour. Si la vieille dame devient l’ombre d’elle-même, enfoncée dans la lumière déclinante du soir, c’est que cette ombre l’attendait, comme elle attend Margherita et son frère, et comme elle nous attend tous, dans la pleine lumière de la vie.

La beauté de Mia Madre est bien de filmer du point de vue de ces reflets sombres, en retrait des habitudes mondaines, mais sans jamais quitter le territoire de la vie, puisque il y aura toujours un demain, aussi absurde soit-il. Ce demain qui est le dernier mot du film et invite à ignorer les grandes pensées pataudes du néant, retrouvant avec une grâce qu’on croyait perdue la légèreté des longs-métrages où Moretti se mettait lui-même en scène. Michelle Apicella, son double fictionnel y traversait la vie comme une figure de visiteur, convié à la table de voisins, d’amis ou de famille. Un pied parmi ses contemporains, un autre parmi les ombres, le jeune Moretti profitait de cette place pour s’ériger en commentateur implacable de leurs existences. Mais le moraliste a aujourd’hui cédé la place à un inquiet plus paisible, qui se demande comment vivre avec ce pied toujours de côté.

C’est que, n’étant pas un cinéaste du regard détaché (pas assez protestant pour cela, ayant trop le goût du jeu), Moretti est un cinéaste du corps, corps dont les films forment à divers degrés une excroissance imagée. Corps de cinéaste investissant ses propres films comme comédien, et corps d’auteur qui semble donner sa voix à tous ses personnages. Cette voix claire mais fêlée, au timbre définitivement voilé, est à l’image du film, dont la leçon se donne – on ne se refait pas – comme une direction d’acteur. Celle qui fait dire à Margherita, sans qu’elle en cerne le sens exact, qu’il faut jouer le personnage en restant à côté. Et c’est ainsi que se comprend enfin l’expérience authentique du monde que porte ce beau film voilé : jouer sa vie, tout en restant à côté.