Meurtrières arrive à nous comme il a dû s’imposer à Patrick Grandperret, avec une grosse valise : inspiré par un fait divers, ce récit de la dérive de deux ados légèrement borderline était un projet de Maurice Pialat. Trois ans après la mort du cinéaste, c’est son épouse Sylvie qui l’a fait renaître, et, pour son premier film en tant que productrice en a confié la réalisation à Patrick Grandperret, ancien assistant de Pialat. Grosse valise, bien sûr, car inévitablement Grandperret s’expose à voir son film sans cesse comparé à un autre, qui n’existe pas.

Le titre du film dit mal la trajectoire qui est la sienne, s’ouvrant sur les deux filles paniquées et couvertes de sang et se refermant naturellement par une mort violente. « Meurtrières » suppose une direction, désigne au récit une cible, mais le film est plus libre que cela. Deux filles en rupture se rencontrent : Nina vient de quitter Paris après la mort de son père, et atterrit à l’hôpital psychiatrique où Lizzy se repose après une tentative de suicide. Entre elles, l’entente est immédiate et les jette sur la route, sans qu’elles sachent, et nous non plus, où le vent les porte, préoccupées par des problèmes immédiats, manger, se doucher, dormir. Auparavant, un montage parallèle décrit le mouvement de l’une, de Paris vers la région de La Rochelle, et la stabilité flottante de l’autre, qui trouve à l’hôpital une sérénité nouvelle. Ce que le film réussit de mieux, c’est la description d’une violence banale qui touche les deux filles sans vraiment les atteindre, du moins pas visiblement, et qui touche finalement à une violence bien plus sanglante, mais sans l’expliquer. Grandperret prend le fait divers pour ce qu’il est, dans sa brutalité vierge et atonal, davantage qu’il ne se livre à un éclaircissement à rebours, forcément idéologique, d’un meurtre. On pense au Bully de Larry Clark, qui pareillement se concentre sur une série de faits et gestes sans bêtement les connecter à une issue fatale. Mais on n’est pas dans le crime de classe façon La Cérémonie.

L’atout du film, ce sont d’abord les deux comédiennes, brillantes et complémentaires, l’énergie insensée et criarde de Hande Kodja remplit les blancs laissés par Céline Sallette, plus enfantine et comme en retrait du monde. C’est ensuite la dimension politique qui veine le film, seulement à partir de l’énumération d’événements décrits froidement, une errance, l’évasion d’un hôpital, une fête, un peu d’auto-stop. Disons sa dimension féministe : si les deux filles ne sont pas des anges de la vengeance, le film témoigne de leur assujettissement forcé à une loi du désir qui les contraint à choisir : ou pute, ou soumise. Chez les bourgeois où elle atterrit, Nina est recluse dans son rôle d’objet de désir : tout le monde veut coucher avec elle, mais elle reste impassible, la tête ailleurs prostrée enfin et alors rejetée puisque devenue inutile. Avec Lizzy, elle croise sur sa route de méchants loulous qui n’ont pour elles que des projets polissons. Les filles ne sont jamais regardées autrement qu’à poil ; devant traverser un bar empli de mâles pour atteindre les douches, Nina s’imagine complètement nue devant eux. Envers radical des Biba-movies décérébrés que le cinéma français au féminin nous livre de temps en temps (cf. Mes copines), le film interroge en creux et avec une grande justesse, plutôt que les raisons qui font basculer dans la violence (plutôt que devenir meurtrières, qui n’est peut-être décidément pas le bon mot), le regard des hommes. Et aussi tout ce qui le sépare de l’envie de liberté de deux copines ensembles debout face à l’adversaire.