Réalisé entre le fameux Lone Star et Limbo -le dernier film en date de John Sayles-, Men with guns (1997) s’était vu injustement privé de distributeur en Europe. La sortie du film, discrète, est l’une des bonnes nouvelles de ce mois d’octobre. Elle risque pourtant d’être éclipsée par d’autres événements plus courus. S’extraire un peu des contingences de l’actualité et ne pas passer à côté de ce film singulier serait pourtant une bonne chose. Men with guns raconte l’odyssée d’un médecin d’une grande ville d’Amérique latine qui décide d’aller rendre visite aux anciens élèves de son programme d’action médicale dans les régions défavorisées du pays. Arrivé dans la jungle montagneuse, où la guérilla fait rage, il s’aperçoit que ces jeunes médecins ont tous été massacrés par les rebelles ou par l’armée. Il découvre le délabrement social et moral de cette partie du pays, où la vie humaine ne vaut pas grand-chose et où l’action d’un docteur est toute relative.

Avec ce film, le cinéma de John Sayles trouve une fois de plus un remarquable équilibre entre la démarche et la vision documentaires et les exigences du récit de fiction. Le trajet d’Humberto Fuentes, à la fois réaliste et intérieur, pourrait être celui de tout un chacun. Car il n’est pas le trop attendu toubib assermenté aux grandes causes humanitaires, ni le rat de laboratoire plongé dans l’enfer du devoir à la faveur d’une prise de conscience spectaculaire. C’est tout simplement un homme vieillissant, un veuf qui n’a rien à perdre et se préoccupe de son héritage en allant voir, bonhomme, ce que donne son programme d’aide médicale dans les campagnes. Médecin respecté d’une grande capitale (on ne sait pas, à dessein, de quelle ville ni de quel pays d’Amérique latine il s’agit), habitué à exercer paisiblement son métier, il pose un regard impuissant, presque incrédule, sur la sauvagerie ambiante à laquelle il est brusquement confronté.

Pourtant, de cette violence inimaginable (et encore moins représentable), John Sayles choisit de ne montrer que la rumeur menaçante, ou bien la désolation qui s’ensuit, tant dans le paysage que dans l’esprit des gens croisés en chemin. Dans un village dévasté, le vieux docteur rencontre Conejo, un orphelin de 13 ans dont les parents ont été massacrés et qui se propose comme guide. Puis, Domingo, un déserteur débraillé et menaçant, qui les prend tous deux en otage -en fait une victime, puisque cette violence qu’il fait semblant de maîtriser, il en a lui aussi subi les horreurs. Au fil des rencontres -un prêtre ayant échappé à la mort, une jeune indigène violée et enceinte-, et alors qu’il s’enfonce toujours plus loin « au cœur des ténèbres », Humberto comprend qu’il ne pourra pas faire demi-tour. Puisque connaître cette réalité, contre laquelle il a naïvement cru lutter, c’est ne plus jamais l’oublier. Là est le premier sens du film, qui s’interdit tout discours, toute interprétation idéologique ou politique, et s’en tient aux témoignages, à la trace laissée par les faits dans l’âme des personnages. L’inhumanité y est admise parmi les choses humaines. Accueillie, non pas par un cri d’horreur, mais par un haussement d’épaule. Jamais, pourtant, la tentation du renoncement n’affleure dans ce film remarquable, où la qualité de la réflexion s’ajoute à l’engagement du cœur.