Grandeur et décadence du cinéma d’Abel Ferrara s’apprécient depuis toujours le long d’une ligne de démarcation au fond très fine qui sépare comme elle peut le sublime du grotesque, le ciel de la boue, le génial du vulgaire. Mary n’échappe pas à pareil partage : profession de foi hurlée, immense et décisive cartographie du royaume des images, autoportrait de papier et bidouillages chaotiques, tout se mêle ici dans un magma d’images venues d’ailleurs où le catéchisme bavard infiltre la fulgurance muette, et réciproquement. Infiltrations multiples, même, et superpositions incessantes de celluloïd en fusion et d’enluminures délavées. L’ouverture du film est prodigieuse, qui en un clignement de paupières avale et tourne sept fois dans sa bouche la langue brûlante du carnaval à venir. Ouverture situé dans un lieu de transit absolu : le tombeau du Christ, où Marie-Madeleine pénètre, effrayée de ne pas trouver le corps de son seigneur et maître, et peut-être plus encore. Un ange effroyable apparaît, « pourquoi cherches-tu les vivants parmi les morts ? », puis Jésus lui-même, ressuscité. Alors Mary Palesi, actrice, se réveille et tout a changé, sauf sur son visage où s’est inscrit l’expression d’une même stupeur. La lourde pierre du tombeau est devenue polystyrène, et un seul retournement de caméra dévoile l’envers d’un film, Mary en parka et rangers, des techniciens partout, de fausses grottes. Pas de raccord, ni de contiguïté à proprement parler des deux lieux de la fiction, mais leur mutuel recouvrement. Tout le film est là, dans cet impossible fondu enchaîné où les plans, justement, n’enchaînent pas mais au contraire s’enchaînent, se collent, s’étreignent. Unique dessein esthétique du cinéma de Ferrara désormais, Christmas en était le manifeste.

Puis, Mary explose. Invitée par Tony Childress, le réalisateur-acteur de This is my blood, à repartir vers New York, Mary Palesi s’entête à rester Marie et file s’installer à Jérusalem. Le film enregistre la lente fonte de Juliette Binoche parmi la foule de la ville trois fois sainte. A New York, Tony Childress (Matthew Modine) va défendre This is my blood face aux athées et aux fanatiques, jusque sur le plateau TV de Ted Younger puis à l’avant-première. Ted Younger (Forest Whitaker), tendance vaguement agnostique, présente une émission télé consacrée au christianisme. Sur son plateau défilent moines et théologiens (interludes documentaires), et tandis que sa femme est enceinte il la trompe avec une amie de Mary Palesi.

Il y a un état de l’image propre au cinéma de Ferrara, qu’importe s’il relève tantôt d’un cristal figuratif, tantôt d’une vieille breloque. L’exceptionnelle puissance de Ferrara-filmeur se donne ici à plein : pour filmer les voitures noires tels des globes charbonneux, il n’a pas son pareil ; pour faire d’une disposition minimale (une table, deux interlocuteurs, un téléphone) une énorme scène de cinéma, il est sans égal. Le film exige de son spectateur une certaine patience face aux grandes secousses qui le traverse (larmes atrophiées de Whitaker demandant grâce, raccourcis tubuleux par où se rejoignent attentat en Israël et naissance d’un prématuré), exige de lui une attention bienveillante (dès qu’apparaît le film dans le film, répétez : « ne pas penser à Jésus 2 le retour par Les Inconnus, ne pas penser à Jésus 2 le retour par Les Inconnus »). Mais il promet en retour un définitif et bouleversant brouhaha visuel transporté jusque dans la salle de projection. Là, depuis la cabine de projection Tony Childress regarde seul, abandonné de tous, sur l’écran l’image de son film, de Marie / Mary, tandis que sur son visage passe l’ombre du projecteur, et que le faisceau de lumière jeté par celui-ci se confond avec les lampes-torches de policiers fouillant la salle à la recherche d’une bombe. Pareil éclatement des images, pareil retour douloureux sur lui-même, noces furieuses, dit bien en définitive où en est le cinéma : tel le message révolutionnaire et scandaleux porté par Marie (regardez le Christ non pas avec vos yeux, non pas avec votre coeur, mais avec votre intelligence), le cinéma est désormais condamné à se laisser déborder en ses bords non plus seulement par une furie visuelle, non plus seulement par l’affect, mais par une combinaison autonome de tout cela, scellée par la promesse toujours tenue d’une mort et d’une résurrection simultanées, automatiques, enchaînées. Combinaison autonome, intelligente, qui englobe aussi le tout et le n’importe quoi, lieu sans côtés ni angles où se tient pile, aujourd’hui, le cinéma de Ferrara.