En attendant de savoir si Hollywood survivra à l’été (la récente prophétie de Spielberg à ce sujet ne faisait que corroborer l’inquiétude, générale, d’un système dépassé par la logique absurde des tentpoles), il serait bienvenu de se demander si le public, lui-même, saura survivre aux blockbusters. De Man of Steel, comme de Star Trek Into Darkness ou du prochain et très mauvais World War Z, le spectateur moyen ressortira au mieux un peu secoué, au pire durablement spasmophile, en tout cas avec le sentiment déplaisant d’avoir été le cobaye d’une démonstration de force physiquement harassante. Il risque surtout d’avoir du mal à nommer ce qu’il aura vu, à dire quels ingrédients auront pu réveiller la mémoire de son palais, dans cette marmite d’apocalypse où l’industrie l’aura enfermé pendant plus de deux heures. Une dizaine d’années après son comeback, le film de super héros n’est plus un genre aujourd’hui, c’est un récipient où brasser des savoir-faire (Man of Steel relève indistinctement de la SF, de la fantasy, du récit d’apprentissage pour alien façon Starman, du film catastrophe, comme du film d’invasion extraterrestre), pour finalement les égaliser sous le feu d’un spectacle de destruction massive rejoué ad nauseam. D’ailleurs, c’est simple : il est à peu près impossible de distinguer le finale de Man of Steel de celui d’Avengers,

 

Que les deux films se concluent sur le même spectacle (la démolition interminable de New York – ici Metropolis) appelle deux commentaires au sujet d’Hollywood, l’un du côté de l’économie, l’autre du côté de l’imaginaire. Côté économie : rien ne dit mieux la panique actuelle des grands studios que cette surenchère, qui atteint dans le finale de Man of Steel des proportions irréelles. C’est un spectacle intéressant évidemment, fascinant même quand sa gratuité le fait tendre vers un horizon de pure abstraction – et Snyder excelle dans ce registre, on y revient. Il n’en révèle pas moins de la part des studios un réflexe aussi désespéré qu’absurde, équivalent à celui d’un petit garçon qui, craignant qu’on ne sonne trop tôt la fin de la fête, allumerait d’un coup tous les pétards qu’il a en poche, pour regarder son butin exploser furieusement mais sans joie sur un bout de trottoir. Côté imaginaire, ensuite : on en revient, forcément, au 11 septembre. Là dessus, les immeubles éventrés de Man of Steel, commeses quidams figés dans la poussière grise, ne laissent planer aucune ambigüité. Qu’ont-ils à dire ? Rien de plus qu’Avengers, et c’est surprenant tant le film de Joss Whedon semblait s’offrir à ce sujet comme une pure et simple liquidation. Le 11-Septembre au cube qui clôt Man of Steel révèle alors une autre impuissance : Hollywood, visiblement, estime n’avoir pas encore totalement repris à Al-Quaïda son leadership sur l’imagerie de la catastrophe.

 

Dans le cadre de cette inflation suicidaire, que peuvent encore les cinéastes ? Peu de choses évidemment, mais certains peuvent encore tirer leur épingle du jeu. A ceux-là, l’inflation ne fait pas peur parce que quelque chose, dans leur nature, les y prédispose en quelque sorte. C’est le cas de J.J. Abrams, quoique son Star Trek Into Darkness (que le marketing français a vendu fort logiquement comme « le blockbuster total »), en dépit de ses bonnes intentions, soit purement et simplement bourratif. C’est particulièrement le cas de Zack Snyder, dont la palette relève d’enjeux purement cinétiques et se prête donc très bien à la demande actuelle des studios. Vitesse, mouvement, passion pour la guerre, sont chez lui plus qu’un goût ou un talent : ils sont la solution à tout (Sucker Punch à ce titre tenait du manifeste), et forment une esthétique parfaitement cohérente, dont les tendances marinettiennes n’avaient échappé à personne dès 300 – ici, un bas-relief d’inspiration mussolinienne (dans une fort belle séquence) devrait finir de réveiller les étourdis.

 

Vitesse, mouvement, scènes de guerre : le résultat est, sur ce plan (qui occupe près de la moitié du film), saisissant. Snyder est maître en l’art de transformer tout, décor, personnages, en une volte de figurines puissantes et graciles, élancées par de brusques effets d’accélération qui, c’est assez impressionnant, ne nuisent jamais vraiment à la lisibilité de l’action. Sa feuille de route, c’est celle de Superman lui-même, tirée d’une leçon donnée par sa mère adoptive : « Si le monde te semble trop grand, alors fais comme s’il était plus petit ». Il faut voir, par exemple, la somptueuse séquence du premier vol de Superman, faisant le tour du globe, rasant la savane en séparant en deux un troupeau de buffles. Ou encore le finale susdit, qui, pour être éreintant, n’en impressionne pas moins par sa capacité à conjuguer puissance et légèreté, danse et grands fracas. De même, il faut dire combien la mort, deux fois, inspire à Snyder de belles scènes. Une première quand le père adoptif, joué idéalement par Kevin Costner, disparaît dans un souffle, avalé par le vent. Une seconde quand l’ennemi juré (Michael Shannon) meurt sous les coups d’un Superman ambivalent, parce que sa victoire ne le console pas d’être, désormais, le dernier de son espèce.

 

Ce théâtre de matières et de forces, qu’a-t-il à nous raconter ? C’est un peu le problème. Ce n’est pas que le film ne raconte rien, au contraire. Il raconte beaucoup, peut-être un peu trop. Le personnage, il faut dire, l’y encourageait, lui qui est à la fois Jésus (un vitrail, à l’église, le rappelle), Moïse, et l’Amérique, lui qui naît alien, grandit américain, oscille entre deux papas, tombe amoureux, sauve le monde. Entre tous ces récits, le film ne choisit pas mais louvoie avec une indéniable agilité (l’enchâssement des différents flashbacks, dans la première partie, est assez gracieux), dessinant plutôt bien des personnages auxquels, à l’évidence, il croit (les parents adoptifs, Loïs Lane, assez réussis), suffisamment en tout cas pour que l’action puisse se lancer aussi, ne serait-ce qu’un peu, sur la rampe de l’émotion. Reste que le film laisse, au bout du compte, avec le sentiment assez déprimant qu’il a mis toute son énergie à ne raconter rien d’autre que ça : l’histoire de Superman. Tout comme Avengers l’an dernier (qui, passé la forte impression qu’il fit alors, n’a laissé strictement aucune trace) n’avait à offrir que la maigre pitance de son pitch. Triste sort du blockbuster total, très plein, très creux, qui a le seul mérite ici d’avoir trouvé, avec Zack Snyder, un artisan de premier choix.