Depuis un an ou deux, Hollywood abrite un grand bal métaphysique où se bousculent les héritiers de Philip K. Dick (L’Agence, Inception, Source Code). Produit de cette longue gamberge, Looper se distingue tout net : chez lui, le « dickien » n’est pas qu’une posture chic vouée à faire cuire les cerveaux des fanboys exégètes (coucou, Christopher Nolan). Débordant du script, la paranoïa cartésienne ici contamine le film, qui a trouvé sa propre esthétique pour traduire le grand vertige. Un roman comme Substance Mort ne faisait pas autre chose : via sa poétique hallucinée, toujours au bord du pensable, le livre schizophrène finissait par déteindre sur son lecteur. Aussi ambitieux, et aussi téméraire que le Richard Kelly de Southland Tales (mais moins kamikaze), Rian Johnson empoigne le(s) genre(s) à bras-le-corps, en restant autonome : pour sonder l’inconnu – le futur, pas beau à voir -, il avance sans repères ni boussole.

Le futur, donc, hante doublement le film, dont il faut d’abord expliquer le pitch gourmand. En 2044, Joe travaille comme « looper ». Le job d’un looper consiste à exécuter des victimes expédiées par la mafia depuis un avenir plus lointain encore, l’année 2074. Pour ne pas laisser de traces gênantes en 2074, chaque looper doit aussi liquider un jour son propre soi futur, plus vieux de trente ans. Il touche alors le gros lot et entame une retraite dorée de trois décennies, après quoi il est renvoyé en arrière et refroidi par lui-même (logique, si vous suivez). Joe, sous les traits d’un Joseph Gordon-Levitt racorni, abat comme convenu son vieil alter-ego (Bruce Willis) puis file en Asie. Mais les trente ans passés, il rompt le contrat : sur le peloton d’exécution il échappe à son soi antérieur et s’évapore dans la nature de 2044. Comme boucle mathématique, on n’a pas fait mieux depuis Zemeckis et Bob Gale.

Looper offre à ce vieux motif du paradoxe temporel son joyau noir, à la croisée de l’anticipation et du polar classique, façon Blade Runner ou Bienvenue à Gattaca. L’avenir, c’est typique, y dialogue avec notre présent : nappée de réalisme, la projection cauchemardesque agit comme miroir du contemporain, comme dans le grand roman SF moderne (pour paraphraser Baudrillard, la science-fiction ne fait qu’imiter notre réalité, puisqu’elle-même simule une idée plus ou moins fantasque du futur). Rien de très neuf a priori, sauf que le cinéma héritier – Scott, Spielberg, Linklater – avait justement occulté cette idée, au profit d’une stylisation quasi-onirique. Johnson, lui, filme 2044 en lui attachant les enjeux spatiaux, architecturaux, du présent, et va même plus loin : avec ses traques ahuries en pleins champs de maïs, Looper trace une opposition tradition / modernité au cachet intemporel. Ainsi, le futur n’est plus la corruption dépressive de notre présent, il est un cliché parmi tant d’autres, extrait d’un cycle beaucoup plus large. Comme les personnages, ce cliché porte à la fois les meurtrissures du passé et l’angoisse de l’avenir. Et s’il se donne des airs post-apocalyptiques (anarchie et carcasses pavent les routes), le 2044 de Looper ne suggère jamais explicitement une catastrophe logée dans notre réel contemporain. Il renvoie à une autre hypothèse : c’est le temps lui-même, et rien d’autre, qui a ravagé l’Amérique, chaque présent n’étant qu’une version dévastée du précédent.

Un mafieux grisonnant (Jeff Daniels, revenu d’outre-tombe) résume l’idée en raillant la garde-robe de Joe : « les films dont vous copiez le style dans votre époque ne font que copier d’autres films plus anciens, qui sont eux-mêmes des copies ». Ce que Looper balaie, c’est donc la vision d’un présent et d’un futur objectifs. Pas de chronologie : tout n’est que cycle, le présent n’existe pas plus que le passé, les vivants pas plus que les morts. Il n’y a donc plus de récit ni d’héroïsme définis dans Looper, seulement des copies interchangeables. Et l’écriture comme le montage sont complices de cet effacement des marques temporelles : sautes, trouées, ellipses élastiques (qui condensent pareillement trente ans ou cinq minutes) font perdre de vue la réalité sensible, effective, réitérant l’exploit schizophrénique de Dick : escamoter le monde intuitif où croyait vivre le récepteur, le faire se dérober sous ses pieds.

En somme, Johnson s’intéresse moins au futur qu’à la peur du futur. Il noue avec génie la phobie globale de l’avenir à une phobie individuelle (la peur de mon avenir). A travers la spirale qui emprisonne Joe jeune/vieux, se joue évidemment le vieux match américain déterminisme vs. libre arbitre. Mais au-delà de ce tiraillement, la mélancolie du héros tient au dilemme suivant, au fond moins cartésien ou kantien que quasi-proustien : laquelle de ces deux vies, lequel de ces deux êtres importent le plus ? Lorsqu’autour d’une plâtrée de steak and eggs (très belle scène), le vieux Joe pousse le jeune à sauver sa future femme, ce dernier lui rétorque qu’il réglera le problème en ne l’épousant jamais. « C’est ton affaire, pas la mienne ». La scission troublante de leur moi s’exprime par une identification problématique : faire incarner les âges de Joe par deux stars différentes, voilà un tour brillant, qui force l’hésitation et prive d’orienter son empathie sur l’une ou l’autre. Et qui contribue encore à faire de Johnson un prodige de la manipulation schizo, dont le découpage reste malgré tout d’une fluidité somptueuse : l’action traite les personnages comme des proies entre vie et mort, quand ce ne sont que des fantômes, des copies vaporeuses – Gordon-Levitt, comme flottant à côté de lui-même, brille dans cette veine spectrale. On ne voit pas quel autre cinéma d’action pure ose s’engouffrer si profondément dans le fog philosophique, pour s’extirper, victorieux, de la caverne où dort d’habitude le « blockbuster réflexif ».

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