Tout le monde le sait, plus personne ne le dit, son talent ayant basculé depuis longtemps dans le domaine de l’implicite – mais il fut un temps où Depardieu était bon. Bon au-delà de tout. Romain Duris, Guillaume Canet, Jean-Paul Rouve, Kad Merad, Gilles Lellouche, Gérard Darmon, Gérard Jugnot, Gérard Lanvin, tous ceux-là réunis ne vaudront jamais cinq secondes de Depardieu, disons, au hasard, quand il décrit de la main les palpitations d’un cœur dans Préparez vos mouchoirs. On serait bien en mal de trouver aujourd’hui en France, chez un acteur populaire, la plus petite équivalence de beauté avec ce geste. A commencer, et c’est le plus triste, chez Depardieu lui-même – même s’il reste quelques brefs et ponctuels sursauts (la semaine dernière, dans L’Odyssée de Pi). Lorsque le bruit courut en 2000 que Depardieu jouerait Jean Valjean, on se permit d’espérer quelque chose de suprême. Pas tant à cause du rôle, puisque dans son corps, dans sa vie, dans ses films, Depardieu a toujours été Jean Valjean (Les Fugitifs, par exemple, c’était déjà un peu Les Misérables), mais plutôt à cause de Victor Hugo lui-même, de la rencontre des deux. Le génie de cet acteur, c’était alors de s’exalter pour le génie des autres. Il avait l’art de jeter des voiles dans les grands souffles, et de laisser grandir. Toutes sortes d’architectures en sortaient. Depardieu, homme vaste et léger. On attendait pour Les Misérables une voilure énorme, belle et compliquée, façon caravelle, puisque cette fois la bourrasque serait surpuissante – étant celle de Victor Hugo. Or ce sera finalement la pire adaptation de toutes, avec le Jean Valjean le plus flasque de l’histoire. Jean Valmou. Une mascotte idéale pour TF1, et rien d’autre.

 

Deuxième essai, L’Homme qui rit. Rappelons l’histoire de ce qui reste sans doute comme l’un des trois plus beaux romans d’Hugo. Dans l’Angleterre de la fin XVIIe, un enfant est défiguré puis abandonné par des trafiquants. Cet enfant s’appelle Gwynplaine. Livré à lui-même, il trouve dans la neige un tout petit être grelotant dans les bras d’une morte. Il s’en empare, poursuit son chemin dans l’hiver et frappe à la porte d’un bateleur, vendeur de potions nommé Ursus. Ursus les recueille. En grandissant, l’enfant trouvé dans la neige devient Dea, jeune aveugle aussi pure que belle (ici jouée par Christa Théret), amoureuse d’un Gwynplaine tout au bord de céder à la tentation (Marc-André Grondin).

 

« Du Hugo, mais aussi inspiré par Tim Burton » lit-on partout. Avec à la plume l’auteur d’ Amélie Poulain. Le genre mélange fertile. A l’arrivée c’est une ambiance de kermesse détrempée. Un vrai Noël d’entreprise. On voit d’ici l’urne en carton dans les bureaux d’EuropaCorp, « Idées pour L’Homme qui rit », et les commentaires au dépouillement. L’idée de la perruque de Grondin en forme de vase de nuit, de qui est-elle ? encore vous Monique ? joli ! Suivons son exemple, costumes, maquillages, décors, inventons, soyons artistes, soyons peintres italiens, le chef apprécie l’art.

 

C’est Ursus que joue Depardieu dans L’Homme qui rit. Tout comme Jean Valjean, Ursus était une évidence : le personnage repose sur la gouaille, la voix qui porte loin, la science infuse et la fausse misanthropie. Et c’est encore une catastrophe. Les dialogues du film alternent entre du Victor Hugo dans le texte, et des inventions plus ou moins lyriques ; on remarque alors, non sans une affliction profonde, que Depardieu, ancien grand diseur de textes, s’en sort encore moins avec les dialogues directement issus du roman. Dans sa bouche, Hugo ne se tient pas. Les mots qui en sortent ont la force ascensionnelle de baudruches agonisantes. C’est un lâcher de ballons où les ballons retombent. Il est triste de le remarquer, mais avec ses yeux maquillés et ses jappements, Depardieu ressemble à Montfleury sur sa scène. On se dit qu’il y a forcément une facétie dans l’air, que c’est trop gros, trop inouï, que Cyrano est là au bord du cadre et qu’on va l’entendre crier « Je vais me fâcher ! », mais non.

Le film étant nul aussi sur tous les autres plans, de l’acteur jouant Gwynplaine à l’actrice jouant Dea, de la mise en scène au montage, de l’adaptation aux dialogues, c’est encore et malgré tout, dans cette immense cheminée froide, à travers Depardieu qu’il faut chercher la braise. En fait, deux braises : un geste et une phrase. Le geste se situe au début, lors de la rencontre entre Ursus et Gwynplaine. Depardieu prend dans ses mains la tête crépue de l’enfant, et flanque son énorme nez dans la touffe de cheveux, pour sentir l’enfant, apprendre à le connaître par l’odeur. C’est très peu, trois secondes, mais il y a de quoi s’émouvoir pour cette tendresse animale totalement imprévue.

 

Et puis une phrase, plutôt un fragment, plus loin dans le film. Expliquant à Gwynplaine et Dea qu’en général le bonheur doit se cacher le plus possible, Depardieu s’emporte gaiement et dit : « Ça doit se fourrer dans les trous, le bonheur ! ». Ces mots-là, à cet instant-là, vont bien à l’acteur. Qui d’ailleurs lève ses poings en les disant, parce qu’il tient quelque chose, un ton, une nuance. Voilà. On aura compris que dans le film, ce qui est fourré dans les trous ce n’est pas le bonheur en effet, c’est l’art. C’est le panache.