C’est l’histoire d’une jeune étudiante pleine de vie qui rencontre un prof de philo pessimiste. Autrement dit, après Magic in the moonlight, un nouveau retour de Woody Allen au face à face érotico-philosophique qui fit les grandes heures de sa filmographie. Si Magic in the moonlight s’avançait sous les atours d’une fable (mineure), L’homme irrationnel frappe d’emblée par son souci de ne s’encombrer d’aucune tentative de renouvellement, d’aucune diversion métaphorique, retrouvant sur le papier le dépouillement scénaristique de Whatever Works, dernier vrai bon film de Woody Allen.

L’histoire, donc, est celle d’Abe Lucas, professeur de philosophie pessimiste et dépressif (Joaquin Phoenix, avec un gros bidon) qui débarque sur le campus de l’université d’une petite ville américaine avec une réputation de mystérieux Don Juan. Très vite, celui-ci entame deux liaisons. L’une avec sa collègue Rita Richards (Parker Posey) qui voudrait oublier son mariage désastreux dans les bras du nouveau-venu. L’autre avec son étudiante la plus douée, Jill Pollard (Emma Stone), fascinée par son apparence de génie ombrageux. Comme toujours chez Woody Allen, la rencontre entre vieux monsieur et jeune fille se noue dans les délices de la conversation érudite, et d’une reconnaissance d’abord intellectuelle qui est la condition de la rencontre érotique.

C’est tout le charme de cette première partie qui, sans être aussi habitée que pouvait l’être la rencontre entre Juliette Lewis et Woody Allen dans Maris et Femmes, procure le genre de plaisir qu’on éprouve devant le spectacle d’un crooner jouant ses vieux standards. C’est une charmante carte postale envoyée depuis le petit village des marottes alleniennes, toutes parfaitement figées : dans un décor idyllique, les jeunes étudiantes se baladent en short et sac à dos pendant que des vieux dépressifs bedonnants tentent de les impressionner avec des aphorismes existentialistes mal digérés. Woody Allen reste habile pour planter ce genre de cadre mi-hédoniste mi-tourmenté, où couve sous le raffinement du flirt intellectuel une tension sexuelle tellement énorme qu’elle devient comique. C’est encore le plus intéressant de ce nouveau film : ce voile de pédantisme et de civilisation qui se jette comme une épaisse couverture sur les tempéraments et les désirs les plus lourdauds, voire les plus violents. Au fond, Abe Lucas ne souffre peut-être que d’avoir atteint un degré trop élevé de raffinement, qui mutile sa véritable nature.

Si le vieux grincheux entame finalement une idylle avec la jouvencelle, quelque chose a pourtant changé : le tour de magie n’opère plus, le salut ne vient désormais plus de cette rencontre amoureuse qui, auparavant, éclairait l’âme et le coeur des vieux bonshommes. Il semblerait qu’Abe Lucas soit un indécrottable pessimiste que rien ne peut guérir, pas même le regard de chat de dessin animé d’Emma Stone. Pour trouver un remède efficace, Allen préfère alors fourrager dans sa vieille boîte à outil, où l’attendait un vieil exemplaire de Crime et châtiment. On connaît l’importance pour Woody Allen de Dostoïevski, qui lui a inspiré ses meilleurs films, de Crimes et délits à Match Point en passant par Le Rêve de Cassandre. Précisément, L’homme irrationnel tente de renouer avec leur structure en voulant basculer dans cette espèce de cauchemar lucide et méthodique qui attend les héros alleniens au moment de commettre un crime. Abe surprend dans un café la conversation d’une femme qui, en pleine procédure de divorce, soupçonne le juge d’être de mèche avec son ex-mari pour lui retirer la garde de leur enfant. Il entrevoit alors la possibilité de redonner un sens à sa vie en assassinant le juge. A sa petite échelle, il nettoierait le monde de sa vermine, et après s’être longtemps payé de mots, passerait enfin à l’action.

Chez Allen, l’accomplissement du meurtre est une sorte d’outil rhétorique qui sert à faire basculer les héros dans un espace mental où se retrouver seuls face à leur conscience. Sauf qu’une fois le crime perpétré, Abe Lucas est soulagé et reprend enfin goût à la vie, retrouvant son appétit autant que sa libido, n’écrasant plus ses étudiants sous le poids des citations de Kierkegaard. Si le cinéma de Woody Allen a toujours été intimement travaillé par le gros trait psychologique voire la caricature, il atteint ici une limite peu excusable qui, à l’instar de Blue Jasmine, donne l’impression de voir un film complètement désinvesti, inhabité, qui ne fait que jongler froidement avec une série d’ingrédients convenus. La faute au personnage d’Abe Lucas, qui est mal esquissé et ressemble à la photocopie d’une photocopie d’un héros allenien, pure figure de papier que le génie Phoenix n’arrive pas à animer. De l’idée du meurtre à l’absence de culpabilité, les idées ont du mal à s’incarner et en restent à l’état de dissertation philosophique illustrée. Si ses derniers films n’étaient pas sans qualités, la productivité soutenue d’Allen peine de plus en plus à masquer un réel désinvestissement à l’écriture, et l’évidence d’une paresse dépressive difficilement masquée par le confort de vieilles recettes. Il n’y a qu’à voir le sort auquel le film condamne ses acteurs : Joaquin Phoenix et Parker Posey s’y retrouvent privés de cette cinégénie folle qui les rend d’ordinaire si désirables, parce qu’ils sont filmés par un vieux réalisateur qui semble passé à autre chose.

Il faudra attendre le twist final pour retrouver un soupçon de malice, cuisiné lui-même avec des ingrédients déjà connus – la tragicomique loi du hasard qui est depuis longtemps au cœur de la filmographie. Cette fin, aberrante comme le hasard lui-même, rattrape in extremis un film dont on n’attendait plus grand chose à ce stade, sinon l’éternelle victoire par KO des jeunes filles sur les vieux messieurs.