L’Étrange couleur des larmes de ton corps débarque dans un lourd climat de remise en question au royaume du jeune cinéma français. Alors que tous les six mois sont convoqués de nouveaux états généraux du naturalisme (voir le récent appel au lyrisme des Cahiers du cinéma, brandissant Les Rencontres d’après minuit en antidote à la sécheresse réaliste), de sérieuses attentes reposent sur les épaules d’Hélène Cattet et Bruno Forzani. Au nom d’un premier long, Amer, ilot d’étrangeté bis assez prometteur, on rêve de voir en eux des prodiges capables de renverser de vieux clivages et de dresser, pour aller vite, un pont entre Gérardmer et le Centre Pompidou. De fait, les deux auteurs font figure d’apatrides sur la cartographie du cinéma local : français mais pas naturalistes, fans de giallo mais pas vraiment geeks, produits en Belgique mais pas versés dans le surréalisme crado, Cattet et Forzani sont partout et nulle part à la fois.

Pour autant, le film lui-même ne tient pas du manifeste, ou pas exactement. À partir de son pitch rudimentaire (en gros : une femme disparaît), L’Étrange couleur se glisse naturellement entre les canons, se lovant et se tortillant dans les recoins les plus mal famés de l’horreur italienne ou du huis-clos calfeutré façon Polanski. Sur ce plan, c’est effectivement un parfait compromis entre la cinéphagie de quartier et la cinéphilie de Beaubourg : Argento et Bava sont bien là, trinquent avec Zulawski dans un F4 aux couleurs profondes, avec un appétit véritable pour l’expérimentation plastique. Un compromis d’autant plus appréciable que la mixture prend d’elle-même, jamais forcée par des citations directes, ni par la moindre relecture postmoderne. En revanche, si le tandem a une ambition affirmée, c’est celle de « déréaliser » à peu près tout : lieux, langage, zébrures de papiers-peints et chair ruisselante auscultée par mille instruments baroques. Cette fièvre psychédélique s’avère parfaitement contagieuse quand il s’agit de déconstruire la géométrie, de désosser les espaces (Bruxelles, notamment, évoque un no man’s land changeant, aplati par anamorphoses). Mais quand cet oeil halluciné se détache du papier-peint pour regarder des hommes, disons-le franchement : les auteurs ne scrutent pas des personnages, à peine des corps, mais plutôt des mannequins tristement dépourvus d’étrangeté. Systématiquement, la chair perd face aux textures : velours, vinyle, cuir et métal, tout cet achalandage de brocanteur finit par étouffer le moindre soupçon de vie.

Difficile, dès lors, de ne pas soupçonner en chaque composition le désir têtu de déréaliser par réaction. Comme s’il fallait sans cesse, par peur de glisser vers une normalité trop confortable,  ranimer la flamme de l’abstraction, comme on inflige des électrochocs à un corps moribond (ainsi ce plan sur un téton malmené, convoqué de si nombreuses fois qu’il finit par épuiser, comme épuise une série trop laborieuse de préliminaires). Cet entêtement fait courir à Cattet et Forzani le risque de sombrer dans une dépense à perte, et de changer le film en partition mécanique, finalement aux antipodes de leur ambition : le magma est en fin de compte très confortable et balisé. On y est comme chez soi, se repérant grâce au jingle rassurant du téton sans cesse tordu par la même lame.

Surtout, cette tendance à l’amoncellement, à la profusion, ne fait que dissimuler la vraie ossature de L’Étrange couleur. Cette ossature est faite, en réalité, d’absences : absence des codes qui en feraient un giallo pur sucre, absence de la langue usuelle des fictions francophones, absence même de tout mot et de tout son qui donnerait un sens à l’ensemble. C’est là sans doute la force, autant que la faiblesse, d’une génération de cinéastes de tous horizons (de Cattet/Forzani à Yann Gonzalez, donc) dont les films se bâtissent « contre », ou « dans la marge de » : aussi téméraires soit leur pas de côté, il ne suffit pas toujours à faire exister leur matière. Ne reste alors, bien souvent, qu’un univers purement visuel où, comme le disait approximativement un spécialiste en la matière, rien n’arrive aux personnages, et tout arrive aux images – voire aux papiers-peints.