Les Sentiments marque, dans le jeune itinéraire de Noémie Lvovsky, un double tournant -au moins- dont l’appréhension pose problème. D’abord par son mode de production. Noémie Lvovsky était, avec Arnaud Desplechin, l’une des icônes du jeune cinéma français des années 90. Celui des conversations de café du 5e arrondissement de Paris entre trentenaires perdus, ce cinéma d’actrices borderline (Valeria Bruni-Tedeschi, Emmanuelle Devos), facilement taxé d’égotique, de bourgeois -non sans un sous-entendu anti-intellectuel assez réactionnaire. Son premier long métrage, Oublie-moi (95), qui a un peu mal vieilli encore qu’il n’est pas trop ridé, fut sans doute avec Comment je me suis disputé… (96) de Desplechin un « film-phare », comme on dit. Et voilà Noémie Lvovsky signant un film co-produit, entre autres, par Claude Berri et TF1. Ensuite, sur un plan nettement moins prosaïque, mais pas sans lien, Les Sentiments a pour héros une poignée d’adultes, deux couples mariés. Les personnages suspendus entre deux âges et deux histoires d’Oublie-moi, les filles en pleine mue du très beau duo Petites / La Vie ne me fait pas peur : les héros de Lvovsky se cherchent, la cinéaste captant leur indécision. Mais les deux couples formant le quatuor des Sentiments, eux, se sont décidés : ils sont mariés.

Depuis toutes ces données de départ, il serait aisé de ne voir dans Les Sentiments que le premier film adulte de Noémie Lvovsky, un film sur le renoncement -comme s’il y avait équivalence entre les deux termes. Or la cinéaste, non seulement refuse le simplisme d’une telle équation, mais encore elle met au grand jour ce double passage (vers un autre mode de production, vers d’autres personnages), le problématise et l’éclaire dans sa mise en scène. Là, Lvovsky gagne son pari : Les Sentiments est un film grand public avec vedettes, ciblant ouvertement une certaine audience, mais ni plus, ni moins personnel qu’une autre de ses réalisations. Aucun renoncement amer ne s’y fait sentir par rapport à sa production, aucun mauvais esprit ni infantilisme n’est perceptible dans la représentation de l’âge adulte.

Jacques et Carole (Jean-Pierre Bacri, Nathalie Baye) ont de nouveaux voisins : Edith et François (Isabelle Carré, Melvil Poupaud), lequel vient remplacer Jacques, médecin de campagne. Edith et Jacques tombent amoureux -l’adultère, une affaire d’adultes. La comédie de voisinage qui occupe la première partie du film glisse tout doucement vers le drame conjugal. C’est là que le film trouve son rythme, par le brio des dialogues et l’énergie habituelle de la cinéaste dans sa manière de saisir une forme d’emballement : des bouches, d’où ce qui fait du bien ou du mal sort toujours trop vite ; des corps, dans la danse ou la lutte ; des cœurs, enfin. La création d’un petit théâtre amoureux où, bien sûr, plane l’ombre de La Femme d’à côté, mais qui trouve aussi sa juste mesure, son propre espace (ne filmer que le carrefour du désir entre les deux maisons, à l’image de Cukor qui, dans Adam’s rib, ne montre que la pièce séparant deux salles de bain, elles-mêmes hors-champ), ne signifie aucunement le recours à l’artifice contre la simplicité et l’évidence de ces sentiments -les bourgeois y sont traités comme tels, l’adultère comme une histoire d’amour joyeuse, nourri de cette cruelle utopie voulant qu’aimer quelqu’un d’autre, en secret, c’est aussi s’aimer mieux, soi.