Comment justifier l’enthousiasme formidable que nous inspire le nouveau Guédiguian ? Par son « grand talent naturaliste », « l’héritage de Renoir », pour reprendre les formules utilisés de manière à peu près interchangeable à la sortie des avant-derniers films de Beauvois ou Kechiche ? Il y a là, de toute évidence, un premier élément d’explication, à condition de mesurer l’originalité, sur ce terrain, du cinéaste marseillais : sa familiarité évidente avec les univers décrits lui permet d’insuffler sans forcer un sentiment d’authenticité, sans avoir à passer par ces longues scènes « à faire » (interminables discussions à table ou dans un café) qui constituent en général une sorte de gage de réalisme auquel même ses collègues les plus doués ne savent pas toujours renoncer. Son cinéma ne connaît pas du tout ce problème de statisme, préférant susciter une impression générale de naturel qui n’exclut pas par la suite l’introduction d’une certaine dose de théâtralité.

Il suffit de revoir le méconnu Rouge midi (1985), proche à pas mal d’égards des chroniques familiales que réalisait au même moment Hou Hsiao-hsien, pour mesurer à quel point cette beauté naturaliste était déjà en germe. De manière générale, c’est moins la peinture toujours extrêmement convaincante de cet arrière-fond qui a pu faire débat chez le cinéaste que sa faculté d’y ajouter des récits qui semblaient parfois plaqués de manière assez artificielle. Dans Marie-Jo et ses deux amours, typiquement, le triangle amoureux truffaldien impressionnait moins que le portrait du couple Ascaride / Darroussin, à la fois complètement imbriqué dans son environnement et suffisamment fort pour constituer une sorte d’îlot auto-suffisant (les couples de Guédiguian ont tous cette solidité en partage qui leur permet de constituer une sorte de roc ou point de repère pour leur entourage).

L’intrigue des Neiges du Kilimandjaro apparaît elle aussi, à certains égards, un brin alambiquée : coups de pouce scénaristiques éhontés, dialogues excessivement démonstratifs, introduction de dilemmes moraux lourdingues… Maladresses apparentes que Guédiguian parvient cette fois à retourner à son avantage, et dans lesquelles on serait même tenté de voir les signes d’une vitalité et d’une audace portées à un nouveau degré. Toute l’énergie du cinéaste ces dernières années semble avoir consisté à repousser les frontières d’une oeuvre jusque-là nettement délimitée : voyage en Arménie, incursion dans la biographie politique, le film de résistance ou de gangster. Il est frappant de constater combien ce dernier, tout en paraissant réintégrer son cadre d’origine, le dynamite de tous côté, par un éclatement des problématiques et des points de vue produisant un renouveau sans doute plus intéressant (car s’opérant de l’intérieur) que ses précédentes tentatives. C’est sûrement la première fois que Guédiguian cherche à diversifier à ce point les tons, ou propose des numéros d’acteurs aussi manifestement outrés (Robinson Stevenin, Pierre Niney).

C’est la première fois, également, qu’il pousse aussi loin (trop loin au regard d’un strict naturalisme) le dévouement quasi-dardennien de son couple principal lorsque celui-ci décide de prendre en charge la famille de son agresseur. Dans une scène assez révélatrice du Gamin au vélo, on voyait une juge pour enfants, doublée d’une figure maternelle bienveillante, rendre une décision qui ressemblait plus à un arbitrage : « excusez-vous », « faites la paix ». Belle manière, délibérément naïve, d’exprimer les cas de conscience sous une forme épurée, sans quitter pour autant un environnement parfaitement quotidien. Une forme de stylisation assez proche, tout aussi idéaliste, est à l’oeuvre ici. On pourrait difficilement être plus négligeant concernant, par exemple, la nature des démarches précédant la prise en charge des enfants. Michel et Marie-Claire décident de les emmener, point, au terme d’une hésitation qui se résume à un simple examen de conscience.

Petite tendance au too much, de la part d’un Guédiguian ex-communiste qui semble bien converti en catho de gauche pour l’occasion ? On pourrait lui faire ce reproche, si le cinéaste ne manifestait de bout en bout un sens de la dialectique tout à fait admirable. Ainsi du portrait de l’agresseur, pas loin, vraiment pas loin à certains endroits de la démagogie. Deux scènes, celle du Nutella et du Quick, rappellent même fortement celle, assez honteuse (au mieux extrêmement maladroite), de la grande surface dans Ma part du gâteau, et nous emmènent tout près du misérabilisme. Mais d’un autre côté, on voit bien que le film ne donne pas tellement sa chance à ce personnage renfrogné et qui, le scénario se montre parfaitement clair là-dessus, préparait déjà de nouveaux délits. Il y a ici bien plus qu’une facilité permettant de ne s’affirmer ni réac ni démago. Cette irrésolution foncière est aujourd’hui la marque d’une très forte lucidité, là où ses oeuvres passées n’étaient pas toujours exemptes de caricature. L’humanisme général du film s’accompagne d’une série de constats attristés, parfois cruels (la confrontation finale, fassbinderienne en diable, du couple avec ses propres enfants), qui le mettent sans arrêt en difficulté.

Mais plutôt que de difficulté, il faudrait parler de défi. Dans Le Gamin au vélo, les Dardenne cherchaient à déterminer jusqu’où pouvait aller le personnage de Cécile de France. L’enjeu est un peu différent ici, Michel et Marie-France en arrivant quasiment à personnifier le lien social. C’est son affirmation, sans cesse entravée, mais finalement victorieuse, que relate en définitive le film au terme d’un parcours mi-romanesque mi-quotidien semé d’embûches, mais traversé aussi d’instants de grâce. Les Neiges du Kilimandjaro retrouve, dans un style différent, la démarche de La Fille du RER, qui parvenait au travers d’un récit presque choral (tout en évitant les écueils du genre) à dessiner un portrait de l’Hexagone à la fois politique et poétique remarquablement inspiré. Il s’agit tout simplement du film français le plus plein, le plus riche, de ce début de décennie.