Pour qui a suivi un peu les aléas du tournage des Lignes de Wellington, le film de Valerio Sarmiento n’est pas un mystère. C’est Paulo Branco qui a eu l’idée du film, pour lequel il sollicite Ruiz, lequel, malade, termine alors La Nuit d’en face, beau film plus mineur sorti en juillet de manière posthume. Ruiz aurait eu le temps, avec Branco, de commencer à préparer ce nouveau gros projet, avant de décéder. Flottement. C’est finalement son épouse Valeria Sarmiento, cinéaste elle aussi, qui finit par prendre le relai, avec l’accord des interprètes initialement pressentis.

La première chose qui frappe, c’est de voir combien ce nouveau film s’inscrit dans la lignée des Mystères de Lisbonne. Même goût du feuilletonesque, du foisonnement, d’une littérature populaire du XIXe siècle dont Dumas serait le meilleur représentant – mais Hugo, Stendhal, sont également présents. Le résultat se présente comme le portrait choral d’une dizaine de personnages importants (spoiler alert : aucune des stars du cinéma français à l’honneur sur l’affiche et dans la bande-annonce n’est vraiment là : Deneuve, Huppert, Amalric et les autres se contentant de passer une tête). Soldats patriotes ou déserteurs, jeune anglaise nymphomane et prostituée pleine de ressources, pilleurs, nones : sans être très neuf, voilà un univers que la cinéaste réactive avec une indéniable gourmandise, sachant par ailleurs croquer des personnages cocasses, marquants, avec un indéniable talent.

Voilà pour la continuité. Sur plusieurs points, Les Lignes de Wellington s’inscrit cependant en rupture. C’est un film plus linéaire, moins échevelé que celui de Ruiz. Il y a bien une dimension picaresque, mais contrebalancée par la chronique, plutôt sobre, des opérations militaires. Cette sobriété n’empêche pas une dimension véritablement épique, « à grand spectacle » même, pour le meilleur. Cela a été dit déjà, mais il faut insister sur ce point : le petit budget n’empêche parfois pas de voir surgir l’Histoire (Guerman, Le Péron…), une cohorte de militaires ou de mendiants approximativement maquillés sur les routes suffisant à faire voir tout le désarroi d’un pays, ou d’une époque. Sur ce plan de l’Histoire, Sarmiento a manifestement de belles intuitions. Il faut vraiment saluer sa volonté d’insister sur un certain nombre de points très prosaïques (l’élaboration des campements, l’hébergement des hauts gradés chez les nobles du coin), plutôt que de répéter platement les mêmes scènes de bataille.

Il est un dernier aspect, peu noté en revanche, qui serait l’introduction d’un grotesque assez proche dans l’esprit de celui des films en costumes de Milos Forman, notamment le récent et si sous-estimé Les Fantômes de Goya, prenant place lui aussi au moment des guerres napoléoniennes. On y songe, évidemment, à l’occasion de la série de scènes qui voient Wellington rabrouer cruellement son peintre personnel, lui réclamer moins de crudité et plus d’héroïsme dans ses tableaux, écho aux échanges de Goya et du roi dans le film de Forman. Comme celui-ci, Sarmiento témoigne régulièrement d’une volonté tout à fait remarquable de faire prendre à la scène un tour inattendu – comique, incongru, parfois bouffon. Ce qui pourrait rester de platitude se voit ainsi désamorcer par une pirouette de scénariste (doué).

Il n’est pas lieu, dès lors, de regretter la prétendue fadeur de l’épouse du « maître » : quelques effets en moins, une flamboyance légèrement en sourdine, mais qui n’en opère pas moins, canalisée par les exigences du film historique. Les Lignes de Wellington n’invente peut-être rien, mais en mêlant de la sorte, assez astucieusement, les différentes options qui se présentaient à elle (pour aller vite, pour récapituler : sérieux de la chronique, grandeur de l’épopée, plaisir du feuilleton et piques d’humour grotesque), la cinéaste aura réussi une parfaite synthèse des potentialités du genre. Et livré un beau film, plein et équilibré.