Chaque soir, à minuit, Antoine disparaît. Que devient-il ? Un jour sur deux, il n’existe pas. Où va-t-il pendant ces vingt-quatre heures d’absence auxquelles mettent fin une soudaine et limpide réapparition au même endroit, un instant plus tard, un instant qui dure en réalité une journée entière ? Nulle part, Antoine est englouti par le néant puis rendu à l’être, comme un corps ballotté par une marée qui l’avale et le recrache avec une régularité de métronome. Agé de 80 ans mais n’en paraissant que la moitié, habitué à ces éclipses quotidiennes, Antoine mène une vie recluse, comme une manière de s’abstraire davantage d’un monde qu’il n’intègre qu’en pointillé. Antoine ne se préoccupe pas de savoir ce qu’il devient pendant ces absences qu’il ne peut appréhender empiriquement, mais ce qui l’intéresse, c’est la continuité de l’existence, la persistance des corps et des choses dans l’Etre, ce sont ces jours inexistants et « inexistés » dont il observe le reflet paradoxal dans l’eau de ses journées vécues. Alors Antoine se mue en enquêteur, profitant des répits réguliers que lui laisse le néant pour sonder l’épaisseur du temps, la consistance du réel, un peu à la manière de Valentin Brû, le héros du Dimanche de la vie de Queneau, dont l’occupation principale consiste à observer la course des aiguilles d’une pendule, en en guettant les moindres mouvements, échouant toujours, se demandant ce qui s’était passé au moment où l’aiguille avait passé d’un chiffre à l’autre.

Le premier long-métrage de Jean-Charles Fitoussi, à partir du scénario absurde d’une vie intermittente, est une douce exploration existentielle, une sorte de Straub-film détraqué et jubilatoire, inquiétant aussi, une hypothèse straubienne où tout à coup le réel perdrait sa tranquille solidité, dévoilant le temps d’un aller-retour au cœur du néant le secret de sa texture. Le cinéaste filme avec la même intensité la pure absence, selon une perspective quasi documentaire (montrer le passage du temps en temps réel, montrer les choses dans toute cette étrange matérialité qui fait le mystère de leur présence), comme la pure existence, étendue comme une toile sans rebords (Antoine sur le quai d’une gare, écoutant le passage des minutes). Il n’est question, dans ce grand film modeste, que de traquer un mystère indicible -la présence d’un corps- soudain placé sous un faisceau aveuglant à la faveur d’une situation nonsensique. Récit fantastique d’une anomalie aussi fascinante que profondément ridicule, déployant d’extraordinaires moments de terreur comique (Antoine est là, hop il n’est plus là, ne reste que l’emprunte d’une tête sur un oreiller creusé par le sommeil), Les Jours où je n’existe pas est aussi l’histoire d’un amour impossible conduisant à un crime, une suppression plutôt, plus radicale encore qu’un meurtre hitchcockien. Il y a la femme, Clémentine, qui vit comme tout le monde, à plein temps, chaque jour -mais existe-t-on réellement chaque jour ? Elle aime calmement Antoine, mais peut-on aimer un jour sur deux ? Etrange capacité strictement humaine qu’est la sienne de n’être pas plus étonnée que ça d’une telle aventure, comme on ne s’étonne jamais assez de notre présence au monde. Clémentine, seulement un peu déçue par le caractère non spectaculaire des disparitions d’Antoine : « je pensais qu’il y aurait au moins un peu de fumée ».