Béla Tarr est un cinéaste hors-normes, auteur d’une poignée de films allant de l’essai néoréaliste claustrophobe à la grande fresque hallucinée (Satantango, sept heures, qui sort enfin en mars). Les Harmonies Werckmeister, son septième film, le premier à sortir dans les salles françaises, confirme le phénomène d’aspiration qui a vu le cinéma de Tarr plonger dans un gouffre béant partagé entre chaos médiéval et cosmos fantasmatique, une sorte de vertige métaphysique et sensoriel traversé de visions sidérantes. Le film part d’un simple constat relatif aux travaux d’Andreas Werckmeister, compositeur allemand du XVIIe qui, « en divisant l’octave en douze parties mathématiquement égales », rompit brutalement le rapport de la musique au divin.

Valushka, un jeune postier illuminé, passe de maisons en maisons dans un village de la grande plaine hongroise, trouvant refuge dès qu’il le peut chez Eszter, une vieille figure honorifique de la communauté locale. Ce dernier, musicien, partage avec Valushka un goût pour les beautés classiques et une ineffable foi dans les puissances de la création divine. Lorsque débarque un étrange cirque sur la place, exposant une immense baleine morte, le chaos s’installe peu à peu. Devant les plus effroyables rumeurs, deux solutions se dessinent : anarchie sauvage (l’insoutenable mise à sac d’un hôpital par une horde de prolétaires magnétisés par un mystérieux prince) ou retour à l’ordre aux consonances fascistes (l’ex-compagne d’Eszter qui dresse un plan avec l’armée). Entre les deux, que reste-t-il ? Valushka et Eszter, justement, simples regards filtrants dont tout le film va s’attacher à suivre les déambulations bohèmes et mélancoliques, jusqu’à ce qu’ils perdent toute place dans la société.. La surpuissante beauté des Harmonies Werckmeister vient de ce pur regard d’accompagnement, toujours posté en retrait, à hauteur d’homme, qui traverse le film sans jamais faiblir, avec la grâce triste d’un vol de lourd oiseau nocturne (de longs travellings et plans-séquences qui confinent à la torpeur la plus envoûtante).

La durée des plans, la photographie entre noirs profonds et neige incandescente, la musique, tout ici est le signe d’une effarante maestria. Entre réalisme de la trace (tout reste à l’état de menace diffuse et de grondement lointain), sublimes envolées métaphoriques (la scène où Valushka fait le tour de la baleine) et précision kubrickienne des cadrages, Les Harmonies Werckmeister imposent une oeuvre absolument singulière, qui enveloppe et fascine, couve le spectateur et l’entraîne dans une sorte de léthargie visionnaire et désespérée. Voici donc, à coup sûr, l’un des plus beaux films de l’année 2003.