Autrefois créature rohmerienne puis show man cannibale, Fabrice Luchini a viré depuis peu patriarche bourgeois du cinéma français. C’est bien simple, depuis sa prestation de gourou châtelain dans le méconnu La Cloche a sonné (2005), il n’interprète que des avocats, des patrons, des profs de fac. Pas un prolo (jamais son truc, en vérité), ni même un marginal, comme si sa corpulence de quinqua et sa starisation, à défaut d’entamer sa verdeur, le contraignent désormais à ce seul périmètre de jeu. Situé dans le Paris des années 60, Les Femmes du 6e étage part de ce constat légèrement claustro : Luchini y campe Jean Louis Joubert, un agent de change moulé dans ses rituels de notable à la Gabin (en plus précieux), avec maîtresse de maison (Kiberlain, partenaire de longue date), et boniche franchouillarde. Le truchement de celle-ci par une ravissante espagnole intrigue le patron qui se peu à peu happé par une passion pour l’Espagne.

Comme pour la mythomanie de L’Année Juliette, ou le harcèlement moral de Trois huit, les meilleurs films de Philippe Le Guay, Les Femmes du 6e étage s’enroule donc autour d’une obsession. Le film obéit ainsi à la logique de la contamination (un petit coté Cronenberg) et de la découverte du présumé insignifiant. Sur le principe, cela rappelle beaucoup Pixar. Une séquence qui montre les bonnes se retrouver en secret dans l’appartement de Maria, une fois les patrons partis, reprend Toy story sur un mode naturaliste, de même que le sixième étage hispanisant, petit biotope que ne renierait pas John Lasseter. Le film mise aussi clairement sur des motifs classiques : antagonismes de classes, mélange des genres, et analogies en pagaille (sur l’immigration, les femmes, la tolérance etc.).

Mais comme rien n’est appuyé, rien n’est pesant. Le Guay se plait à brouiller continuellement les pistes, du moins à tordre les lignes les plus prévisibles du récit, tressant la fascination de Joubert pour les domestiques à celle exercée par la seule Maria. L’histoire d’amour, point de chute prévisible, est finalement presque réduite à un Mcguffin. C’est moins la montée du désir qui compte, que son cheminement désordonné, via une kyrielle de moments faussement monocordes, où une tension intempestive surgit : la gêne pure d’être là (une scène de flamenco avec un Luchini tout raide : l’immersion va trop loin et trop vite), la découverte de la jalousie (Luchini vs le domestique free lance Philipe « Deschiens » Duquesne, au cours d’un pince-fesse). Ce refus de la linéarité, qui passe aussi par une alternance arbitraire des points de vue, permet au burlesque guindé de Luchini, entièrement amidonné sauf la tête, de se déployer magnifiquement. Tour à tour entomologiste guilleret et cobaye-idole des bonnes, il est simplement génialissime. Pour un peu, il boufferait tout le monde, même le film.