Les Travaux et les Jours

« Le plaisir que ressent parmi eux, beaucoup plus que parmi d’autres écrivains, un écrivain, ce plaisir n’est pas sans danger, car il risque de croire que les choses du passé ont un charme par elles-mêmes, de les transposer telles quelles dans son œuvre, mort-née dans ce cas, dégageant un ennui dont il se console en se disant : c’est joli parce que c’est vrai, cela se dit ainsi. »* Devant les premières séquences des Destinées sentimentales, le nouveau film d’Olivier Assayas, on se dit que le cinéaste français a ressenti, au cœur de l’œuvre de Chardonne, au sein de la foisonnante matière documentaire qu’elle donne à voir -trame subtile des comportements, toiles de fond finement maillées- le même trouble et la même fascination que le narrateur, chez Proust, au sortir du salon de la duchesse de Guermantes. L’éclat des reconstitutions servi par l’imposant format CinémaScope, la peinture précise et minutieuse des lieux de prière (le presbytère), de travail (les tonneaux martelés au bord de la Charente, les vendanges), de confort (la demeure de Pommerel), de loisirs (le château éclairé pour le bal), on craint d’abord que cette beauté d’ensemble n’engage le film sur le terrain dangereux de la fresque contemplative, que la ferveur d’Assayas envers le livre ne soit devenue au cours du travail scénaristique, une piété. Une foi qui sait l’essentiel mais ne la dira pas par pudeur. On a peur que l’authentique fidélité -si rare- à l’auteur n’empêche l’expression du cinéma contemporain d’Assayas.

C’est oublier que l’ennui dont Proust est conscient qu’il atteindrait une œuvre puisant dans l’esprit des Guermantes sans le transformer et l’inscrire dans un canevas soigneux et stratégique, Olivier Assayas en a mesuré le danger pour son film. Très vite (la séquence du bal précisément), le portrait collectif s’anime, justesse des silhouettes, étourdissement dû aux danses qui secouent pour un soir de bal des corps qu’on imagine bien sages les jours de semaine. Pauline / Emmanuelle Béart n’a plus qu’à refuser une danse à un cavalier poli, à échapper à un séducteur insistant pour se retrouver face à Jean Barnery / Charles Berling. A ce moment du film, on sent que la brièveté de la rencontre dure une éternité, autrement dit que le film a trouvé son rythme, situé quelque part entre la dilatation du temps sentimental et la contraction du temps de l’Histoire. Ce qui touche profondément dans le film, c’est son intégrité à ne pas mettre sur la balance du temps -l’histoire se déroule sur une trentaine d’années- un poids égal pour les affects du cœur et les pulsations de la grande Histoire. C’est le sens et la justesse des ellipses saluées par la critique à Cannes. Ce qu’on retient de la Grande Guerre, c’est le visage fermé de Jean, sa manière de faire l’amour à Pauline. Le film articule de manière très originale et très à contre-courant des fictions socialisantes françaises les rapports entre l’intime et le politique. A l’image d’autres couples des films précédents d’Assayas, Jean et Pauline forment un couple en rupture de ban qui cherche son bonheur dans le dépassement du social. Le film raconte comment les deux sont rattrapés par le monde malgré leur désir de durer. A cet égard, deux scènes sont magnifiques et disent beaucoup sur le caractère utopique du refuge amoureux : Pauline séduite malgré elle par un autre homme quand Jean est sur le front ; Jean, perdu seul dans la forêt, loin de Pauline et des certitudes de leur havre suisse. Dans sa redéfinition moderne du fameux « tout est politique », dans son courage d’avancer que l’engagement dans la mêlée vient parfois malgré soi, on aurait presque envie de dire que Les Destinées sentimentales est un film en avance ; mais on entend déjà la question bête : sur quoi ?

* Marcel Proust, Le Côté des Guermantes