Chez Rabah Ameur-Zaïmeche, jeunes de banlieue, ouvriers, voyous, baladins, immigrés clandestins acquièrent un droit à la représentation que le cinéma français ne leur offre pas souvent. Les films ont toujours l’air de s’inventer sur place (tout en étant très maîtrisés), font une fiction de choses vues, un documentaire d’une fable, changent les non-professionnels en troupe de théâtre, se hissent sur de l’instable et transforment le vacillement en rythme, la perte d’équilibre en style. Leur mise en scène fluctue formidablement de la prise directe au cliché, de l’improvisation au lyrisme, du romantisme à la bouffonnerie. Chez RAZ la mise en scène est une gamme, la marginalité une partition, jouée comme un jazz.

On ne peut qu’admirer ces qualités, mais on peut aussi parfois s’agacer de ce qu’au-delà du geste frondeur révolutionnaire, si beau soit-il, persiste chez le cinéaste une vision du monde plutôt binaire, un assez simpliste système de retournements, d’inversions (voir exemplairement la façon dont sont représentés les flics de Wesh wesh, qu’est-ce qui passe ?, floutés, déshumanisés comme le sont traditionnellement dans les médias ceux qu’ils menottent -mais aussi les fanatiques de Bled number one, le patron de Dernier maquis). RAZ lui-même, omniprésent comme acteur (pas mauvais, mais partout), ses longues poses victimaires, ses petits crachats latéraux, peuvent avoir quelque chose d’assez irritant. C’est devenu la coutume, ces crachats, et Les Chants de Mandrin (où il incarne Bélissard, qui chapote la bande de Mandrin après la mort du célèbre hors-la-loi), n’y coupe pas, même si cette manie de se donner le genre cowboy reste ici plutôt discrète. Essuyons-nous la joue, et regardons le film de plus près.

Bélissard et ses compagnons sillonnent la France du XVIIIe siècle pour continuer l’œuvre de contrebande de Mandrin. Peu d’aventures dans ce nouveau film, malgré un contexte, des costumes, des accessoires (à ce point, inédits chez RAZ) qui en appelaient pourtant. Jamais le romanesque n’aura été plus rare, la ligne plus dépouillée – et sans doute son cinéma, évoluant en ce sens depuis Dernier maquis, y gagne-t-il encore, perdant en expérimentations ce qu’il gagne en lisibilité, délaissant tragédie du bad boy et petites amourettes (ici réduites en un seul, et cependant assez malheureux plan de décolleté avec lumière caressante, façon leçon d’Aubade), pour ne retenir que l’essentiel. Dans Les Chants de Mandrin, les affrontements contre les dragons du roi se résolvent en trois coups de mousquet, tiennent presque de l’allusion, de la résolution miraculeuse : l’action se décentre de la violence vers la lutte pacifique, la subversion saltimbanque, la poésie révolutionnaire ; et le film se laisse glisser sur des plages de nonchalances qui s’étendent à mesure que se profile une lutte humaniste et pacifique, et que les personnages, à défaut de palpiter comme individus, se mettent à exister comme groupe.

L’autre réussite du film réside dans sa façon de faire coïncider la bande et la troupe, Bélissard et le metteur en scène, lequel réunit ici les seconds rôles des quartiers de Wesh wesh, de l’Algérie de Bled number one, de l’entreprise de Dernier maquis. Autant de trognes cette fois réincarnées en laissés-pour-compte de l’Ancien Régime, brigands et colporteurs, mais surtout artistes. La lutte sociale et politique de Mandrin se fait dans la production artistique, l’imprimerie, la littérature, les « chants » du titre. De plus en plus débraillé, de plus en plus insoumis, le film semble revendiquer un droit à la paresse, à la fête et au partage (l’action, la fiction se partagent aussi, se distribuent et finissent par disparaître), jusqu’à la fabuleuse dernière scène, fête improvisée sur La Complainte de Mandrin. Le film trouve un style, une poésie dans le hiatus, jamais résolu, entre reconstitution historique et portée métaphorique, profondeurs politiques de la France et surfaces contemporaines. RAZ filme des personnages mal à l’aise dans leurs costumes (Christian Milia-Darmezin ne cesse d’enlever et de remettre son chapeau, comme si quelque chose, une étiquette le grattait), et la langue est parfois anachronique : autant de signes de la belle indiscipline, de la liberté frondeuse qui porte son film. La mégalomanie persistante du cinéaste (sur le recueil des chants subversifs, bonne parole que la bande imprime et distribue au peuple, que lit-on tout en bas, en gros ? « RAZ ») n’y fera rien, donc : le film brille par sa façon de faire passer les spécialistes pour les amateurs, pour son militantisme poétique, et son humanisme décontract.