Les bruits de Recife en français mais ceux « du voisinage » dans la version originale (Neighbouring sounds) : précision dans le passage d’une langue à l’autre qui dit bien comment s’annonce ce film, succès dans son pays d’origine et dans le circuit des festivals internationaux. Car c’est a priori le  projet de Kleber Mendonça Filho, que de circonscrire toutes les fictions potentielles d’un premier long-métrage sur quelques carrés de dalles sonores. C’est un principe fort, qui évite au film la tentation rookie de l’éparpillement, au risque d’en étouffer l’ambition. Le film avance ainsi d’abord sous le masque impassible d’un enregistrement de la vie ordinaire, dessinant le portrait d’une société brésilienne cloisonnée entre maîtres et domestiques au carrefour de leurs habitus et de leur habitat. Sauf que le cinéaste contamine lentement cette formule trop sage en usant souverainement d’une encre noire : derrière l’observation méticuleuse du documentaire serpente un sombre double fictionnel, qui modalise cette chronique des classes moyennes en un thriller sans mort ni disparu, aux confins du fantastique social.

 

Ligne claire en surface et mystère dans les profondeurs :  on reconnaît ici la syntaxe antonionienne, cette enquête sans objet traquant les signes architecturaux de la modernité pour sonder son épaisseur tragique. L’espace y est toujours un texte en soi, mais dont l’époque aurait perdu la clé, ne laissant de l’humanité que l’étrange sensation de sa présence. C’est cette trame formelle que reprend le cinéaste, quand il filme l’arrivée dans le quartier d’un groupe d’hommes proposant leur service de gardiennage, avec pour seul CV le mot « sécurité » floqué sur leurs tee-shirts – signe qu’avec eux le danger se signale en même temps qu’on veut l’écarter. Ces gardiens surgis de nulle part rencontrent la figure du patriarche, maître de plantation sucrière, propriétaire de la moitié du quartier, et chef d’un clan résidant sur les lieux. La fiction prend alors ses quartiers et fait sourdre, de chaque plan documentaire, les archétypes du châtelain et des serfs. Avec une grande maîtrise, Kleber Mendonça Filho retravaille ici la grammaire moderne du cinéma en plongeant le style noir de Pakula à l’intérieur d’un quartier de Recife. En cela, le film ne se trompe pas : le voisinage est toujours affaire d’espionnage, et donc d’acoustique.

Mais la réussite des Bruits de Recife tient à ce que sa réelle puissance formelle ne s’arrête pas à d’obscurs vapeurs de modernité embrouillant toute demande de sens. Au contraire : le sentiment de menace imminente qui vient griffer tous les plans du film se déploie à partir d’une origine précise, et d’un plan. Ce plan, c’est celui d’un accident, qui survient aux premières minutes du film quand une voiture en percute une autre. Le film n’y reviendra pas mais il n’est pas interdit de voir, dans cette scène de tôles brutalement écrasées, un nœud central qui arrêterait le glissement des plans et de leurs significations. Deux voitures se percutent, et ce sont deux dimensions qui se croisent : celle du temps, où viendrait remonter le passé esclavagiste du Brésil ; celle de l’espace, découpé par l’architecture urbaine. Le film cartographie cet évènement secret, la rencontre de deux tôles, frottées l’une contre l’autre pour allumer le feu d’une terreur tapie sous les cendres du quotidien. En s’ouvrant sur des photographies d’archives de plantations du Pernambouco, il avoue sa nature d’enquête, traquant méticuleusement dans l’organisation spatiale les signes qu’a pu déposer une malédiction passée. C’est la veine fantastique du film, où les descendants d’esclaves semblent former une inavouable société secrète, prête à envahir les maisons des maîtres dont la richesse s’est amassée avec le sang des pauvres.

Pour qui désespère de n’avoir plus de nouvelles de Carpenter, il pourra donc retrouver les manières du maître dans ce film brésilien qui montre comme de pures scènes d’effroi le cauchemar de la nouvelle bourgeoisie brésilienne. C’est toujours une affaire de contrôle de territoire, où les spectres semblent surgir des limbes du passé pour coloniser le lit des vivants, et les envoyer au royaume des ombres. Sauf que la peur naît ici sur un terrain social et historique où sont aussi bien convoqués la figure millénariste du bandit Lampiaõ que les violences les plus contemporaines. Image fantastique de la tension sociale d’un pays inégalitaire, le film bute parfois sur la rigidité de son programme initial. Mais il s’en sort toujours, par sa manière de filmer les corps en purs mouvements de sensualité et de ramener la chair à la surface des fantômes. Une chair vive, joyeuse et excitante, qui rappelle que la vie, comme l’écrivait Antonioni, « est aussi faite de pauses et d’impuretés, avec, dans son contenu et sa représentation, une sorte de saleté ». Derrière sa belle rigueur formelle, Les bruits de Récife est aussi la peinture de cette saleté.