Dans la droite ligne du poignant Ressources humaines, le troisième long métrage de Laurent Cantet confirme le talent d’un cinéaste qui élabore une oeuvre sobre et irréprochable, aussi discrète que stimulante. L’Emploi du temps s’inspire de manière très lointaine, presque antithétique, d’un fait divers fascinant qui a donné lieu à une adaptation littéraire scrupuleuse publiée par Emmanuel Carrère sous le titre L’Adversaire : l’histoire flamboyante et macabre de Jean-Claude Romand, mythomane de génie et assassin. Durant 20 années, ce père de famille s’est inventé une vie professionnelle prestigieuse, faite de gloires médicales internationales, et a convaincu de sa réalité tout son entourage jusqu’à ce que l’accumulation de dettes le pousse au meurtre. A partir de ce personnage avide de lumière et paradant devant une cour admirative, Laurent Cantet a construit un double négatif, renfermé sur lui-même, fragilisé par le regard des autres et acculé au mensonge.

L’Emploi du temps fonctionne ainsi sur le même fondement traumatique que Ressources humaines : l’aliénation d’un individu par le travail. Après un père ouvrier dominé par la crainte du chômage et totalement soumis à sa machine, voici venu le tour d’un cadre de subir et de trembler. Incapable de faire face à ses responsabilités, Vincent (époustouflant Aurélien Recoing) est licencié puis contraint de mentir pour sauver les apparences devant sa famille. Il s’invente une promotion et disparaît pendant des jours entiers de chez lui au motif de divers déplacements professionnels. Se met alors en place autour de lui une esthétique hyperréaliste du vide et de l’angoisse. Laurent Cantet filme ce renoncement en creux, guidé par d’interminables moments de désœuvrement, la quête d’un anonymat apaisant, et des échappées champêtres régénératrices (une réconciliation temporaire avec lui-même intervient même lorsqu’il joue dans la montagne au volant de son 4 x 4 ou fait la course avec le train). Mais derrière ce vide reposant la menace pointe. Les regards insistent, la société gronde et ses cris résonnent dans les tripes du fuyard. Le film baigne ainsi dans un clair obscur inquiétant et l’enchaînement des plans fait peser une tension quasi permanente sur la tête de Vincent.

Pourtant, curieusement, si l’angoisse naît de l’obscurité, la douleur surgit de la lumière. Et tout le talent de Laurent Cantet tient dans ce paradoxe insoluble qui confine à la terreur. Car finalement l’histoire de Vincent pourrait être celle d’une disparition/régression indolore et trouver son épilogue dans cette scène presque mystique où il traverse la zone lumineuse produite par les phares de sa voiture arrêtée en pleine forêt pour s’évaporer dans l’obscurité accueillante de la nuit. Mais Laurent Cantet ne perd pas de vue son sujet (la tyrannie des obligations sociales et familiales) et remet son héros en pleine lumière dans une dernière séquence à glacer le sang.