Quoi de neuf dans les montagnes de Calabre, d’où Frammartino, cinéaste architecte, avait déjà ramené Il dono voilà six ans ? Pas grand chose à première vue : un village d’un autre temps qui n’en finit plus de s’éteindre, et s’accroche en attendant à l’éternité immobile de ses rituels – un vieux berger promène quotidiennement son troupeau, les villageois s’activent, comme chaque année et suivant une technique ancestrale, à la fabrication du charbon de bois. Village identique, semblable bocal où Frammartino retrouve le bonheur simple de la captation (plans fixes et longs qui embrassent le rythme silencieux de la vie locale), terrain mi-documentaire mi-fiction sur lequel il déploie un indéniable talent, même si le film n’est pas loin de frôler souvent un certain académisme de la lenteur. Mais dans cette respiration à laquelle Il dono tendait déjà l’oreille, Frammartino a entendu cette fois un peu plus que l’écoulement immuable des jours. A l’oreille du cinéaste c’est la poésie, ce coup-ci, qui chuchote, et lui inspire ce modeste sujet : la grande histoire de la Vie, débitée en cycles et au gré des saisons.

Le film commence au village, avec la distribution du charbon. Premier temps du récit, qui en compte quatre, comme il y a quatre saisons : un vieux berger conduit ses chèvres dans la montagne puis, sur le chemin du retour, fait un crochet par l’église où la bonne du curé, comme tous les jours, a récolté pour lui un peu de poussière. Une croyance locale pare la poussière de l’église de vertus médicinales alors le vieux, qui a une mauvaise toux, s’en fait quotidiennement une mixture. Un soir la poussière manque et c’est la toux qui gagne : le vieux se couche, il ne se relèvera pas, et autour de sa dépouille c’est son troupeau entier qui s’agglutine, entame une bêlante veillée mortuaire. Début du deuxième mouvement : dans l’étable, comme poussé par le dernier souffle du vieux, un chevreau voit le jour. De ce virage surprenant (le chevreau prend les commandes de la fiction, laissant derrière le village et ses habitants), le film sort provisoirement gagnant. Parce qu’on se dit d’abord qu’il faut une certaine audace pour tourner ainsi le dos au programme qui s’annonçait : avec l’animal, le film s’embarque pour un autre rythme, trouve une tonalité quasi-épique – la bestiole s’égare dans la montagne, affronte les intempéries, pousse Le Quattro volte du côté du film d’aventure. Et en même temps dans ce point de montage d’une naïveté héroïque (la mort du vieux = la naissance du chevreau), on voit bien que le film fait l’annonce de son vrai programme, un peu plus embarrassant. Lequel programme, immanquablement, se trouve confirmé à la fin de l’épopée de la bête : à bout de souffle, celle-ci se blottit au pied d’un sapin qui prend, à son tour, les commandes du récit, avant de se voir débité puis réduit en charbon, et puis le charbon est distribué à nouveau, dernière étape et fin du cycle, retour au point de départ.

C’est moins la naïveté de cette structure en marabout-bout de ficelle qui ennuie, au fond, que l’impression que le film ne capte finalement rien d’autre que l’énoncé lourdingue de sa démonstration. Il vaut malgré tout pour les quelques moments où, soudain, un événement semble s’extraire de cette camisole d’animisme simplet pour exister pour lui-même, parasitant la mécanique. De ce point de vue, la palme va à un moment épatant de comique canin qui constitue probablement l’une des plus belles scènes vues cette année. C’est un plan très large, qui embrasse une partie du village en plongée, et dans ce plan vient de défiler une procession elle-même assez cocasse en pareil décor (c’est une fête religieuse, les villageois sont déguisés et trimballent un Christ en croix). Au milieu du plan il y a un chien, qui a regardé passer le cortège, et soudain le chien, sans autre raison que le jeu, retire une cale sous la roue d’une camionnette, et la camionnette lentement s’anime, finalement s’encastre dans la barrière d’un enclos de moutons qui, libérés, partent envahir le village tandis que le toutou contemple l’étendue des dégâts. Au milieu d’un tel film, c’est peu de dire que cette parenthèse de burlesque dilaté étonne, et qu’elle fait du bien : avec le chien farceur, c’est Buster Keaton qui s’invite en Calabre. Dommage seulement qu’il faille en passer par une leçon de philosophie qui, si Frammartino nous jure qu’elle lui fut inspirée par Pythagore, en rappelle méchamment une autre, celle – un volcan s’éteint, un être s’éveille – des marchands d’eau minérale.