Parce qu’il est le seul survivant de l’époque du muet, Manoel de Oliveira doit subir le même lieu commun à propos de chacun de ses films : à près de 94 ans, il serait un cinéaste « d’une incroyable jeunesse ». Or, ses films les plus récents clament le contraire. Porto de mon enfance ou Je rentre à la maison, c’est leur force, se tiennent près de la mort. Mais ils ne sont jamais ni des sentences sur la vanité des choses, ni de moribonds testaments. Le Principe de l’incertitude, son 29e long métrage, repose sur un aussi beau paradoxe : jeunes et vieux s’y confondent, si bien que l’on ne sait plus vraiment où se dessine la frontière entre aujourd’hui, hier et demain. C’est peut-être ça l’incertitude que Oliveira érige en principe. A moins qu’il ne s’agisse d’illustrer le fameux principe d’incertitude d’Heisenberg, selon lequel il est impossible de connaître simultanément la quantité de mouvement d’une entité et sa position exacte. Il y a sans doute un peu de cela aussi. A mesure qu’il avance, le cinéma d’Oliveira grossit en mystère au lieu d’être transparent. A défaut de se déshabiller sous les yeux de ses infatigables spectateurs, il se vêt d’ornements silencieux qui nous le rendent toujours plus étrange. Plus on connaît ses circonvolutions internes, moins on peut le situer. Principe d’incertitude.

Avec ce film, Oliveira renoue avec le romanesque (celui d’Amour de perdition ou de Val Abraham), comme si ses deux derniers films étaient de provisoires parenthèses. Les machiavéliques machinations de ses personnages, toutes âprement discutées, commentées au fil de l’action par des dialogues ciselés, exhalent toutefois un parfum troublant, comme si ce romanesque étaient sous-tendu par autre chose qu’une nécessité dramatique. Un romanesque dévoyé en quelque sorte, puisque tout y est biaisé au départ, tant par le tissu social où il se déploie que par les déhanchements infernaux des personnages, incessamment visités par leurs démons (et si Jeanne d’Arc était un suppôt de Satan ?). Une jeune fille de bonne famille, Camila, obtient un mariage avec le riche Antonio, grâce à l’entremise d’une servante, Celsa, inquiète des relations qu’entretient celui qu’elle a élevé comme son fils avec la sulfureuse Vanessa, une sublime maquerelle. Cependant, le fils de Celsa, José Antonio, aime Camila…

Cet entrelacs sentimental glisse sur fond d’une remise en cause totale des valeurs. L’aristocratie y montre un visage sale ; Camila, fleur timide, sage et pale, se révèle une carnassière déterminée, le sang pur des nobles se mêle à la plèbe, etc. Oliveira pratique l’art du subterfuge avec une infinie élégance, jusqu’à pousser à incandescence le simulacre. Témoin cette invraisemblable discothèque, décorée comme une cafétéria de sitcom : en sourdine, une techno molle sur laquelle de jeunes bourgeois sortis du plateau de La Chance au chansons esquissent une valse hésitante. A voir un tel télescopage (celui-là même qui nourrissait La Lettre), il s’en faut de peu pour que l’on se sente, auprès d’Oliveira, En présence d’un clown, pour citer un autre vétéran du cinéma. Les diablotins qui viennent clore cette histoire en trompe-l’oeil le savent bien : sur la terre comme en enfer, il y toujours tromperie sur la marchandise -d’où l’incertitude de nos désirs. Alors, qui anime Oliveira et ses 94 printemps ? Le diable, probablement.