Dans la même veine que le premier film de Kervern et Délepine, Aaltra, ou que le dernier, Mammuth, Le Grand soir fait figure de road-movie d’éclopés, auxquels il manquerait l’essentiel pour que le voyage ait bien lieu : la route. Deux frères s’y agitent dans le circuit fermé d’un parking de zone commerciale, et la moto ou l’autostop d’Aaltra ou Mammuth sont remplacés par les courtes allers et venues que peut soutenir le caddie de supermarché, moins véhicule que poussette récréative pour dévaler les pentes.

Cette impossibilité du voyage montre à quel point, dans Le Grand soir, Kervern et Délepine punkifient la fable kaurismakienne : plus besoin de détour ou de prétexte pour aller là où ils finissent toujours, dans une pure force de négation qui se heurte à un « chacun pour sa gueule » généralisé. Les deux Grolandais ont toujours eu ce sens aride de la fable adéquatement soutenue par une mise en scène soigneuse, pour ne pas dire appuyée (difficile de se défaire de l’impression d’avoir affaire parfois au film d’un étudiant en cinéma qui voudrait absolument faire cinéma), et tout un territoire folklorique qui a toujours été leur grande force : buvettes, supermarchés, zone commerciale, magasin d’usines qui viennent parler pour la débandade économique et morale. Cette débandade, ils la disent d’abord par les moyens de leur humour, dont la recette, efficace, ne change jamais. Humour de contrastes étirés sur la durée, entre celui qui se raconte, réclame quelque chose, gueule, crève par terre, et puis l’autre, plutôt taiseux, qui s’en fout et finit sa bière – le capitalisme en une image. D’ailleurs, l’une des premières scènes du film, hilarante, porte à ébullition cette logique de contrastes : Poelvoorde et Dupontel parlent en même temps attablés devant leur père qui mange sans ciller, et la scène est interminable.

Deux frères, l’un qui se revendique comme le plus vieux punk à chien d’Europe (Poelvoorde), l’autre vendeur de matelas fraîchement licencié, veulent faire tout péter « comme en Tunisie », sauf que, contraste oblige, la révolution, ils veulent la faire dans une zone commerciale. À chaque zone de turbulence répondra l’indifférence : personne n’intervient pour éteindre Dupontel qui se fout le feu au milieu d’un hypermarché, mais le détecteur de fumée se met en marche ; de même que personne ne répond à l’appel de leur l’assemblée générale. Ces tentatives de foutage de merde qui ne prennent jamais finiront par se refermer sur elles-mêmes, devenant moins des points de fuite narratifs que des sketchs énervés et sans avenir. Ce refus borné de la narration, c’est un « no future » en réponse à un autre, celui de la crise économique. Les scènes ainsi ne tentent jamais rien au-delà d’elles-mêmes, préférant pousser jusqu’au point ultime d’absurdité, façon Chaplin qui visse des écrous dans le vide – Dupontel qui vend un matelas au-delà des limites du magasin, Brigitte Fontaine qui se met au défi d’éplucher une pomme de terre d’un seul tenant, ou encore les deux frères une fois libres (c’est-à-dire au chômage) s’obstinant à marcher littéralement « toujours tout droit » jusqu’à traverser une suite de propriétés privées. Ne rien proposer au-delà de ce collier de sketchs fait à la fois l’intérêt et la limite de l’exercice.

Seule échappée possible à ce « no future », la dérive romantico-punk, qui finit par pointer son nez (le « We are not dead » écrit avec les lettres chipées à de grandes enseignes), et qui est toujours un peu embarrassante dans sa naïveté. De ce côté, le film retrouve le ridicule mignon du Bye bye Blondie de Despentes. Chez Despentes, c’est Lydia Lunch qui venait assurer la caution punk historique. Ici, ce sont Brigitte Fontaine et Didier Wampas qui sont conviés à la table grolandaise, au bout de laquelle trône encore (même si le siège est vide, contrairement à Aaltra où il faisait une apparition) la figure éternellement tutélaire de Kaurismäki.