Présenté par Béla Tarr lui-même comme son ultime opus, Le Cheval de Turin est effectivement une oeuvre terminale, où tout paraît s’offrir à la lumière d’une mort annoncée, d’une extinction prochaine. Et néanmoins il est difficile de résumer le film à ça, tant chaque plan apparaît avant tout comme témoin d’une vie encore à faire. Soit, à partir d’un synopsis sombre et minimaliste (contraints à ne plus quitter leur ferme en raison d’une tempête interminable, un père et sa fille survivent comme ils peuvent, au jour le jour), mettre en perspective les bénéfices dramaturgiques de l’impasse. Thématique et esthétique de la résistance des parias certes en droite ligne des obsessions du cinéaste (c’est même ce qui fait l’essentiel de sa réputation, depuis la découverte de son monumental Tango de Satan en 1994), mais jamais matérialisées avant ce film de manière aussi frontale et épurée.

Le Cheval de Turin ne triche pas sur ses intentions. L’origine et l’horizon de son spectacle sont les mêmes : Béla Tarr joue, au moment de faire ce dernier film, la carte de la synthèse. Nulle autre péripétie que celle d’un pur statu quo ; sous la surface du plan séquence, rien d’autre que son immanence. Et ce n’est certainement pas l’apologue inaugural (un carton accompagné d’une voix off relatant l’histoire fameuse de l’effondrement de Nietzsche, après sa violente crise d’empathie pour le cheval du titre) qui viendra voiler l’extrême transparence de son récit. L’ouverture donne le ton : un impressionnant plan séquence faisant corps avec l’effort dudit cheval de Turin, tirant ses maîtres sur fond d’une musique lui collant presque à la peau. Mais si ce préambule raccorde parfaitement à l’ensemble des autres scènes, il tient aussi lieu de fausse piste (la seule). Le quotidien de la bête de somme ne sera pas le véritable ancrage de la dramaturgie. Du cheval, il sera certes plus d’une fois question, mais ni lui ni Nietzsche ne seront le corps du film. Ce sont bien sûr ses maîtres, les paysans, qui intéressent le cinéaste, et avec eux la possible représentation d’une éternelle misère humaine, l’accompagnement mi empathique mi distancié de personnages pour qui vivre devient le dernier combat.

Plus précise que jamais, la mise en scène dessine de purs blocs d’espace-temps. Soit, très précisément, l’articulation de trente plans de cinq minutes, portés par l’ambition un peu casse-gueule de retranscrire la sensation physique de l’écoulement de la vie humaine. Le père et la fille, assignés donc à résidence en raison de la météo, mais aussi en raison du refus du cheval de se nourrir, comme en révolte à sa condition, seront alors, dans ce cadre – à deux irruptions près dans leur quotidien sans événement –, les seuls vecteurs de cette tragédie d’un faux mouvement. Plus encore que dans ses réussites les plus récentes (les magnifiques Harmonies Werckmeister plutôt que le laborieux Homme de Londres), le film définit par la structure même de ses plans ce que veut dire tenir debout, résister avec la santé qu’il reste au poids d’une destinée plus forte que nous, le père et la fille ne présentant, au fil des six jours traversés par le récit, d’autre qualité que celles dévoilées par les faits.

On peut, évidemment, s’impatienter un peu une fois compris (très vite) que Béla Tarr n’ira pas, cette fois, au-delà de la démonstration calme de sa virtuosité. Longtemps, malgré l’impeccable maîtrise du cadre (de sa part, c’est la moindre des choses), et bien que les plans saisissent par leur dimension purement hypnotique, une inquiétude se profile. Le Cheval de Turin laisse planer cette inquiétude une bonne heure durant, tandis que se confirme cette mise à plat un peu arrogante de ses ambitions. La boucle, la monotonie lui tenant lieu de fil narratif n’aboutiront-ils pas au piétinement ? C’est pourtant de cette résistance à toute perspective de transcendance, à toute logique de variation, c’est de ce choix d’user son dispositif jusqu’à la corde, que résulte, au fur et à mesure, l’émotion la plus pleine.

Tout ici est en effet joué d’avance. Les personnages tournent en rond, ne disposant d’aucune ressource, à l’abri de toute promesse de lutte ou d’échappée. Mais l’impasse, on le disait, n’est-elle pas la condition profonde de la mise en scène de Béla Tarr ? Son cinéma a-t-il jamais été inspiré par autre chose que la confrontation du corps à la pesanteur, un intérêt persistant pour la survie des mortels à l’obstruction des perspectives ? La scénographie faisant ici loi ne s’offre pas pour la seule ivresse de son installation, mais comme l’ultime espoir pour ce monde là, celui du désastre au travail, de malgré tout se trouver une forme. Se cache même, osons le mot, une sorte de burlesque minimal dans ce jeu trouble de la répétition.

Le père, privé de l’usage d’un bras, tel un enfant, se lève chaque matin à la même heure, attend que sa fille vienne l’habiller, lui serve sa patate chaude (c’est leur seule nourriture). Se révèle ici la passion intacte du maître hongrois pour l’élaboration puis l’acheminement de scènes s’enchaînant et se répondant en un beau principe de palimpseste. Au bout de ces deux heures vingt-six, les personnages perdent certes la partie, leur potentiel de survie ne suffisant pas à contrer une mort leur collant de toute manière déjà à la peau. Mais jusqu’au bout, pour être parvenu à préserver le spectacle de leurs derniers jours d’un pathos pourtant dangereusement proche, le cinéaste aura réussi le pari de réaliser l’antithèse parfaite d’un cinéma misérabiliste ou apocalyptique que l’on connait trop bien (Loach, Innaritu, Von Trier et Haneke dans leurs pires moments…). Proche en ce sens, finalement, d’un Pedro Costa (a-t-on vu pauvres gens aussi nobles depuis En avant, jeunesse ?), Béla Tarr conclut donc son œuvre, tout simplement, à son sommet.